LA COLLABORATION

 

genèse

             

            Dès la libération du territoire, l'appareil judiciaire entreprit de poursuivre les citoyens belges qui, par leur action antipatriotique ou par leur indifférence coupable, avaient violé les lois de la communauté nationale. On les appela communément " inciviques ".

          Ce terme, peu usité jusque là, n'était pas seulement commode, il était aussi expressif ! Il stigmatisait des individus qui, du point de vue strictement juridique étaient pour la plupart des délinquants politiques. A ce titre, ils auraient dû bénéficier d'un régime spécial, de " faveur ", que la loi belge avait prévu pour ce genre d'infractions. Il n'en fut rien car d'importantes dérogations furent apportées à ce régime. Il ne nous appartient pas de les exposer ici : elles sortent du cadre de notre étude 1. 

          Les réactions des groupes sociaux et politiques vis-à-vis des délinquants politiques varient selon les époques. Lorsque la sécurité règne, que le régime est stable et indiscuté, le législateur et les juges se montrent cléments à l'égard de ceux qui s'insurgent contre l'état de choses existant. Ces derniers apparaissent en effet comme des égarés, des inadaptés, des originaux envers qui de simples mesures de sécurité suffisent. Leurs actes n'émeuvent pas la société et le pouvoir ne s'en inquiète guère. Au contraire, en période d'instabilité et d'insécurité, par exemple pour des faits commis en temps de guerre, les individus dont les agissements mettaient en péril l'existence ou la sécurité de l'Etat sont, en général, traités avec plus de rigueur.

          Ainsi, l'art. 113 du Code Pénal de 1867 — le pays était alors neutre et calme — punissait le port d'armes contre la Belgique de la détention extraordinaire, c'est-à-dire quinze à vingt ans, soit deux degrés en dessous de la peine de mort. Survint la guerre de 14-18. L'existence même de l'Etat était en péril. Des cas de trahison se manifestèrent, tant en Flandre qu'en Wallonie 2, et la législation s'avéra insuffisante. Le gouvernement fit prendre, au Havre, l'arrêté-loi du 11 octobre 1916 qui punissait de mort l'infraction à l'art. 113.

          Les mêmes causes engendrent les mêmes effets et l'on vit apparaître, à Londres, l'arrêté-loi interprétatif du 17 décembre 1942 qui fit de l’URSS un allié de la Belgique nonobstant l'absence de tout traité d'alliance. Il permettait de juger, avec effet rétroactif 3, les légionnaires engagés dans la lutte antibolchevique dès 1941.  

          Dès lors, plus d'un prévenu s'interrogeait sur le fait de savoir si un délit n'était pas une entité juridique constituée par le rapport de contradiction entre un fait et la loi et comprenait mal qu'il pût y avoir contestation entre ce que l'on avait fait et une loi qui n'existait pas encore au moment des faits.

          Un arrêté du Régent du 11 janvier 1945 mit fin aux dispositions de l'arrêté de 1919 favorable aux " politiques " 4. Les infractions contre la sûreté extérieure de l'Etat devinrent de la compétence des juridictions militaires et la détention préventive fut établie pour ces délits politiques : le tout pour un temps limité. Ces dispositions ( arrêté-loi du 26.05.44 ) devaient prendre fin au plus tard à la remise de l'armée sur pied de paix. Depuis le 15 février 1946, date anniversaire de la libération définitive du territoire, cette compétence exceptionnelle des juridictions militaires avait déjà pris fin pour les affaires nouvelles, c'est-à-dire pour celles qui ne se trouvaient pas déjà en instruction à cette date.

          Pour faire face à l'afflux de cas à traiter, l'Auditorat Militaire de Bruxelles, le plus important du pays par le nombre de ses magistrats — plus de cent cabinets — et la quantité des affaires traitées, spécialisa ses sections d'après les grandes catégories de délits suivants :

            - port d'armes contre la Belgique et formations paramilitaires : art. 113 du Code Pénal ;

            - collaboration politique : art. 118bis du Code Pénal ;

            - presse, radio, cinéma : art. 118bis du Code Pénal ;

            - collaboration économique : art. 115 du Code Pénal ;

            - dénonciation à l'ennemi : art. 121bis du Code Pénal ;

            - espionnage, intelligence avec l'ennemi : art. 114,116,119 sq. du Code Pénal.           

    A.      La catégorie la plus importante par sa masse fut celle des coupables de port d'armes contre la Belgique — ou porteurs d'armes — et cela en raison du caractère étendu de l'art. 113 interprété par l'arrêté-loi du 17 décembre 1942 5. Il en résulta que tout individu, armé ou non, porteur d'uniforme ou non, au service de l'armée allemande ou de ses branches auxiliaires, était réputé avoir porté les armes contre la Belgique. Ainsi, les membres des Schutzkommandos de l'Organisation Todt furent — à juste titre d'ailleurs puisqu'ils étaient armés — considérés comme porteurs d'armes. Les simples membres, qui eux ne l'étaient pas, furent gratifiés des mêmes préventions. Les chauffeurs nskk, revêtus d'un uniforme, mais non armés, étaient pénalement assimilés aux membres des sections de protection — Schutzkommandos  — ou à ceux qui se trouvaient dans une zone des opérations au front et qui de ce fait disposaient d'une arme.

            Etaient porteurs d'armes à part entière : les gardes armés tels que les gardes d'usine, les milices armées au service des partis d'Ordre Nouveau ( par exemple les F.C., les membres du Département Sécurité et Information ou les Formations B ) ou les auxiliaires des armées allemandes. Tombaient dans la même catégorie pêle-mêle, les Zivilfahnder ( Belges spécialisés dans la recherche et l'arrestation des réfractaires au travail ) ou encore, quoique plus inoffensifs, les membres de l'Eisenbahnwache — la Garde des Chemins de Fer. Il en était de même des individus qui avaient rejoint des formations paramilitaires. Les membres de la Garde Wallonne et les légionnaires du front de l'Est étaient réputés militaires à part entière. Les femmes et jeunes filles qui, à partir de l’année 1943, avaient fait partie de la Croix-Rouge allemande - drk 6 - figuraient également sur la liste.           

           

Léon DEGRELLE vient saluer des volontaires wallonnes de la DRK   ( la Croix-Rouge allemande ). Une centaine de jeunes rexistes entreront dans cette unité.  ( Coll. J.-L. ROBA )

 Des tâches de combat furent confiées aux :

             1° membres de la Légion Wallonie (par la suite Brigade d'Assaut, puis Division) ;

             2° membres de la Kriegsmarine, parmi lesquels un certain nombre de jeunes gens provenant des cantons rédimés, incorporés de force ;

             3° membres de la Hilfsgendarmerie ( gendarmerie supplétive ) ;

             4° membres des services du Sicherheitsdienst  - SD - et de la Feldgendarmerie ;

             5° membres de la Garde Wallonne ;

             6° membres de la Garde des Chemins de Fer (Eisenbahnwache).

          Une deuxième catégorie se rendit coupable de collaboration politique. Deux catégories peuvent être retenues :

 a. Le haut personnel politique et administratif de l'Ordre Nouveau.

Les journalistes à la solde de la Propaganda Abteilung. Ces derniers avaient obéi à des mobiles très divers : idéalistes politiques et réactionnaires fascistes d'avant-guerre, pangermanistes ou paneuropéens, néo-socialistes, planistes, etc.

 b. Les petits collaborateurs : les membres des partis ayant activement soutenu leur mouvement par actions et subsides. Ces gens formaient la clientèle des meetings et manifestations d'Ordre Nouveau.

 

B.           L'accusation de collaboration politique et administrative frappe ceux qui, vu leurs actions, ont transformé les institutions politiques du pays, ont ébranlé la fidélité envers le Roi, ont servi la politique ou les desseins de l'ennemi. Elle touche également tous les partis, groupuscules ou mouvements convaincus de collaboration avec l'ennemi. Parmi ceux-ci, citons :

               - rex, ses formations et institutions ;

               - la Deutsch-Wallonische Arbeitsgemeinschaft - dewag - ;

               - Les Amis du Grand Reich - agra - et ses groupements de  jeunesse ;

               - Le Mouvement National Populaire Wallon - mnpw - et son groupement de jeunesse ;

               - le Deutscher Sprachverein - dsv - ;

               - le Deutsch-Belgische Gesellschaft ;

               - la Ligue antimaçonnique - Epuration - Défense du Peuple ;

               - les Cercles Wallons et Maisons Wallonnes ;

               - l'Union des Travailleurs intellectuels et manuels - utmi- ;

               - l'Ordre des Médecins et des Pharmaciens (uniquement les cadres) ;

                 - La Corporation Nationale de l'Agriculture et de l'Alimentation -cnaa- ;

               - La Corporation Nationale de l'Enseignement et de l'Education  -cnee - ;

               - La Communauté Culturelle Wallonne - ccw - ;

               - Le Bien-Etre du Peuple - bep - ;

               - les divers groupuscules de mouvements de jeunesse d'Ordre          Nouveau, voire franchement nationaux-socialistes.

C.             La collaboration administrative vise principalement les échevins et bourgmestres des grandes agglomérations et tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont soit participé à une transformation de nos institutions menée par l'ennemi lui-même, soit facilité et soutenu les desseins de l'envahisseur en supprimant les collèges échevinaux légaux et résistants de dizaines de communes, pour les remplacer par un collège unique, allié à l'occupant. Elle visait également les édiles communaux d'Ordre Nouveau qui, à la faveur des mesures prises par les Secrétaires Généraux, plus spécialement celles visant la limite d'âge pour l'exercice de la charge de bourgmestre, avaient usurpé les fonctions ainsi libérées. 

  D.           La collaboration intellectuelle, par voie de presse ou de radio, comprend :  

- les fondateurs ;

- les rédacteurs en chef, administrateurs, directeurs commerciaux ;

- les secrétaires de rédaction, les rédacteurs en matière économique et sociale ainsi que les collaborateurs politiques ;

- souvent les chefs d'ateliers qui assumaient la direction des services techniques.

   E.          Nous ne développerons pas la dernière catégorie, à savoir la collaboration économique, car elle cessa d'exister après la libération du territoire et par conséquent sort du cadre de cette étude.

 

NOTES :

- Les références renvoyant aux sources non publiées et qui font défaut dans le présent ouvrage peuvent être consultées dans l’étude de base déposée au CREHSGM sous le n° TH 538.

 

1         A ce sujet voir la Répression de l'incivisme en Belgique - Aspects judiciaire, pénitentiaire et social - Revue de Droit Pénal et de Criminologie. Juillet 1947, p. 825 et s.

2         Notamment l'activisme wallon prônant la séparation administrative de la Wallonie. - A. LONCHAY, L'Effondrement des Ministères Wallons - Départ des Saltimbanques, Bruxelles, Lamertin, 1919 ; - J. VUYLSTEKE, Aktivisten, plus particulièrement le chapitre VI ( les Waalsch-Duitsche Ministeries, p. 41 et s. ) ; - A. COLIGNON, Les Anciens Combattants en Belgique francophone 1918 - 1940, p. 13, Libr. Grommen, Liège ; - L. HOTON, Y eut-il un activisme wallon durant la Guerre ? - Ed. du Journal de Liège ; - O. COLSON et H. HENQUINEZ, L'Unionisme Wallon pendant l'Occupation Allemande en Belgique 1917-1918. Barcelona - Imprenta Catalana & Co, Paris, 1921.

3         La défense des intéressés n'a évidemment pas hésité à contester la validité de ces lois interprétatives. A titre d'exemple, nous citons l'attendu du Conseil de Guerre de Bruxelles du 24 octobre 1945 en cause du Dr A. ALBERT ( médecin à la LW ). - Collaboration Militaire - I. Article 113 du Code Pénal. - Interprétation rétroactive par l'arrêté-loi du 17 décembre 1942 - applicabilité - condamnation.

                Avant l'arrêté-loi du 17.12.1942, il était de doctrine que l'article 113 du Code Pénal ne s'appliquait qu'à ceux qui avaient effectivement porté les armes contre la Belgique et ses alliés. Ainsi, l'Arrêté du 8 avril 1917, pris par le Gouvernement belge au Havre, punissait de 15 à 20 ans de travaux forcés quiconque avait méchamment servi la politique et les desseins de l'ennemi. Mais dans l'arrêté-loi du 17.12.42 pris à Londres, le législateur voulant qu'après la victoire aucun des auxiliaires de l'ennemi ne puisse, à la faveur de l'imprécision d'un texte, échapper au châtiment, a interprété le texte de l'art. 113 en ce sens, que constitue le crime de porter les armes contre la Belgique, le fait d'accomplir sciemment pour l'ennemi les tâches de combat, transport, ou de surveillance qui lui incombent normalement. Cette disposition, étant interprétative, rétroagit ; - J. DAUTRICOURT La Jurisprudence Militaire, tome II, p.145. Larcier, 1946. Le même sujet est développé dans le tome I aux rubriques 3,4,8. Il y est dit en substance que l'interprétation de l'art. 113 édictée par l'arrêté-loi du 17.12.42 est applicable rétroactivement. ( Conseil de Guerre de Verviers, jugement du 17 mai 1945 en cause de Fettweiss ). La validité des lois interprétatives a été développée, entre autres, par le Conseil de Guerre d'Anvers du 19.09.1945 ; ( en cause de Jan Timmermans ) - Journal des Tribunaux du 11 novembre 1945. Voir aussi Les lois pénales n'ont pas d'effet rétroactif dans Journal des Tribunaux, 3627 du 28.01.45. Voir aussi le jugement du 23.01.46 de la cour Militaire de Liège en cause d'Alfred LISEIN et plus particulièrement l'attendu [...] que si par application de l'art. 2 du C.P., nulle infraction ne peut être punie de peines qui n'étaient pas portées par la loi avant que l'infraction fût commise, il est de doctrine constante que les principes relatifs à la non-rétroactivité ne concernent pas les lois qui auraient pour objet d'interpréter des dispositions pénales. Une loi interprétative doit s'étendre aux faits antérieurs aussi bien qu'aux faits postérieurs sans distinguer si l'interprétation est ou non favorable aux inculpés et ce, par application de l'art. 5 de la loi du 7 juillet 1894 (Goedseels, Comm. du code Pénal Belge, art. 2, n° 21) [...].

                La question des arrêtés-lois pris au Havre a été développée par le professeur GOOSSENS dans le syllabus Histoire du Parlement Belge, ULg, section Droit, p. 351 et s. 

4         Arrêté du 23.08.1919, art. 2 portant sur les circonstances atténuantes lors de la détention préventive. Larcier, tome II.

5         Du 18 septembre 1944 au 31 décembre 1949, on comptabilisera 346.283 dossiers ouverts par les Auditeurs Militaires pour faits de collaboration. Des 58.386 jugements pour faits d'incivisme, 22.777 concernent l'art 113 seul ; 12.253 l'art. 118bis seul ; 5.621 l'art. 121bis seul ; 1.911 l'art. 115 seul ; 7.230 l'art. 113 + 118bis ; - J.-M. VANDERLINDEN dans Problèmes de reclassement et de cheminement socio-professionnels des anciens de la Légion Wallonie, UCL, 1988, p.3.

6         La ventilation sur un total de 31.831 porteurs d'armes se présente comme suit :

              Formations militaires SS                                                           10.262

                 Kriegsmarine                                                                                      365

                Formations paramilitaires                                                         16.305

           Formations paramilitaires à caractère politique                          665

                          Formations policières                                                                    1.771

           - J.-M. VANDERLINDEN, op. cit., p. 8.

 

© Eddy De Bruyne in La Collaboration francophone en exil - Septepbre 1944 - Mai 1945. Housse 1997.

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