TRIBUNE LIBRE
Chiffres de la déliquance: Un ancien commissaire accuse

Normalienne diplômée de philosophie, l'ancien commissaire des RG Lucienne Bui Trong, aujourd'hui retraitée, a créé la section « Ville et Banlieues » des RG. D'une voix douce et sans la moindre amertume, elle a choisi de dire sa vérité sur les chiffres de la délinquance. (Le Figaro)

Vous avez inventé un instrument d'évaluation des violences urbaines qui reste une référence pour bien des professionnels. En quoi consiste-t-il ?

LUCIENNE BUI TRONG. - Tout part d'un constat simple : les violences urbaines ne se produisent pas ex nihilo. Elles plongent leurs racines dans une délinquance juvénile qui obéit à une gradation invariable, du vandalisme à l'émeute. Nous avons répertorié ces phases, en les classant selon une échelle de gravité à huit niveaux. Pour peu que chaque fonctionnaire recense régulièrement sur son secteur chaque dégradation ou incident, l'outil obtenu fournit un indicateur précieux pour évaluer les potentiels d'explosion dans les quartiers. Il permet d'orienter les efforts des services. C'est l'instrument de prévision par excellence.

Et qu'est-il devenu ?

Le gouvernement a cassé l'outil parce qu'il faisait peur. Pour environ 3 000 incidents en 1992, on allait, en effet, en recenser 29 000 en 1999. L'information était de mieux en mieux fournie par nos services territoriaux. Tout confirmait l'aggravation globale de la délinquance dans les cités : les réactions de la population, des professionnels et des élus, le durcissement des modes d'action des bandes, le rajeunissement et le nombre croissant des émeutiers, souvent une quinzaine hier et plus facilement une cinquantaine aujourd'hui. De 106 points chauds identifiés en 1991, on est passé à 818 quartiers sensibles en 1999. Et ce sur tout le territoire. Ces informations n'étaient pas politiquement correctes.

Comment votre section des RG a-t-elle été mise en sommeil ?

Tout s'est passé insidieusement. En 1997, Jean-Pierre Chevenèment a souhaité unifier notre système avec celui mis en place par la direction centrale de la sécurité publique. Dans le cadre de cette collaboration, j'ai produit un guide méthodologique sur le repérage et la saisie des faits. Les RG devaient fournir leur expertise scientifique. Les policiers en tenue, mieux implantés sur le territoire, devaient apporter le potentiel humain et technique pour le recueil des informations. Ils ont injecté des crédits énormes dans la construction d'un système informatique dont ils sont devenus les gardiens. Ainsi est né en janvier 1999 le Saivu, Système d'analyse informatique des violences urbaines.

Comment fonctionnait-il ?

Très bien. Trop bien, peut-être. Il avait intégré mon échelle d'évaluation des violences. La sécurité publique me donnait régulièrement la copie des résultats obtenus. De mon outil artisanal, on était passé à la production quasi industrielle de courbes, de graphiques et de tableaux en tout genre. Durant la première année, tout a superbement fonctionné.

Et après ?

Tout a basculé en janvier 2000, peu avant les élections municipales. Le directeur général de la police nationale s'est rendu compte que, ce mois-là, notre baromètre commençait à afficher des chiffres en hausse et il s'en est inquiété.

Et que lui a-t-on répondu ?

Ce que je sais, c'est qu'en avril 2000, quand la Sécurité publique a présenté ses résultats du Saivu, elle a préféré occulter de sa présentation les mois de janvier, février et mars 1999, pour éviter une comparaison avec les trois mois équivalents de l'année 2000. Une démarche vaine. Aussitôt le directeur général a réclamé des explications. Une réunion au sommet a été organisée, au cours de laquelle il fut décidé que plus aucun graphique, courbe ou tableau ne serait édité.

Et depuis ?

Ma section a été vidée de sa substance. Elle n'a plus aucun contact avec la Sécurité publique. Le plus étonnant est que, partout en France, les services de police impliqués dans le Saivu continuent de collecter des informations brutes qui ne sont même plus analysées à Paris. L'outil de prévision que certains appellent aujourd'hui de leurs voeux existe bel et bien, mais on préfère le ranger dans un placard. D'où l'incroyable hypocrisie du discours ambiant sur la nécessité de mieux mesurer la délinquance.

Le Saivu est-il définitivement mort ?

Non. Certains chefs de service se sont quand même approprié cet outil pour mieux connaître la physionomie de la délinquance dans leur circonscription. A Strasbourg, Metz ou Mantes-la-Jolie, par exemple, les commissaires de police sondent ainsi leur territoire rue par rue, cage d'escalier par cage d'escalier.

D'autres se contentent-ils de la politique officielle ?

Les policiers apprennent à composer avec les réalités. Tout dépend de l'environnement hiérarchique. Je sais, en tout cas, que, dans un département de la petite couronne, certains ont introduit des critères spécifiques pour échapper à la comptabilisation objective des faits. Chez eux, un feu de poubelle n'apparaît dans la statistique que si son auteur a été identifié. La réalité est triste à dire : on a tué l'outil, on a cassé le baromètre, on veut nier l'existence même du phénomène !

Que pensez-vous de la proposition du rapport Pandraud-Caresche, repris par le gouvernement, de créer un « observatoire de la délinquance » ?

Ne soyons pas dupes ! Mieux comptabiliser les faits aboutira forcément à en prendre en compte davantage. Les maîtres d'oeuvre du Saivu avaient proposé au début d'inclure dans leur présentation les contraventions qui ne figurent toujours pas dans le bilan officiel du ministère de l'Intérieur.

Comment a été accueillie la proposition ?

Elle a été balayée d'un revers de la main. Inclure les contraventions, c'était intégrer un million de faits supplémentaires dans la statistique. Le comble dans le débat qui se déroule sous nos yeux, c'est que ceux qui réclament aujourd'hui plus de transparence sont ceux-là même qui ont tout fait pour masquer la réalité.

A lire : «Violences urbaines, des vérités qui dérangent», Lucienne Bui Trong, Bayard, octobre 2000, 180 pages, 98 francs.

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