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Le mouvement communiste
Première Partie : Définition Du Capital 12.

 

TRAVAIL PRODUCTIF ET IMPRODUCTIF
Le travail est un processus de transformation. Chaque mode de production combine d'une manière spécifique le moyen, l'objet et la force de travail. Avec cette disposition particulière des éléments du procès de travail, un certain type de travail est propre à chaque mode de production : c'est ce type de travail que le mode tendra à développer tout en détruisant les autres. La notion de travail productif est toujours relative à un système social et à des types d'activités déterminées. Est productif dans le mode de production capitaliste ce qui produit de la plus-value, indépendamment : 1. de la qualité du travail, 2. de l'usage fait du produit dans lequel s'incarne la plus-value. Est productif tout ce qui relève du domaine de la production de valeur, improductif tout qui fait circuler la valeur  [113].
Le travail productif ne signifie pas toujours fabrication d'un objet visible et matériel. Ce peut être une activité intellectuelle (si un professeur salarié communique des connaissances à ses élèves), ou ce qu'on appelle un service (transporter quelqu'un, servir un repas) : l'essentiel est que le travail apporte une plus-value à un capital. Il ne s'agit pas non plus de l'opposition manuel/intellectuel. Un ingénieur peut être productif s'il collabore à la création d'un nouveau produit, ou improductif s'il participe à des études de marché pour le vendre. De même un travailleur manuel peut être improductif par exemple le vendeur  [114].
La circulation dont il s'agit ici n'est pas physique, mais circulation de valeur : elle concerne tout ce qui fait partie de l'achat et de la vente (commerce au sens strict du mot, opérations financières, publicitaires, analyses de gestion, études de prix, assurances, etc.). Au contraire le transport des produits est productif : en modifiant la valeur d'usage du produit, qui passe d'un point à un autre, il y ajoute de la valeur d'échange  [115].
La distinction est souvent difficile à faire pour un même travailleur. Une secrétaire peut s'occuper à la fois de questions commerciales et « techniques », ces dernières seules contribuant à la production de valeur d'usage et de valeur d'échange nouvelles. De même, le vendeur peut aider au transport préalable de ce qu'il vend ensuite. En réalité, la distinction ne vaut que sur un plan général, au niveau de la société dans son ensemble, et non pour chaque individu. Elle est absolument essentielle pour saisir la logique du capital qui pour se valoriser va jusqu'à détruire la valeur d'usage. Mais, de plus, à mesure que ses rapports de production deviennent de plus en plus frein au développement social, il tend à accroître le travail improductif, qui ne fait que transmettre de la valeur, par rapport à celui qui la crée. C'est le signe de la perte par le capital de sa mission historique  [116].
Ce phénomène est contemporain de l'apparition du danger communiste (voir Deuxième partie : « Le mouvement communiste », et Troisième partie : « La domination réelle du capital »). Le développement du travail improductif sur une large échelle date de la première guerre et de la crise de 1929. Au XIXe siècle, les couches improductives à l'intérieur du mode de production capitaliste, c'est-à-dire les couches improductives salariées, étaient avant tout composées de domestiques et de fonctionnaires d'Etat, alors bien moins nombreux qu'aujourd'hui  [117]. Avec le progrès économique, la contre-révolution du XXe siècle (voir Troisième partie : « Contre-révolutions »), et la grande crise, le capital développe un type différent de couches improductives : celles qui vivent de l'organisation de la circulation de la valeur. Les domestiques restaient en marge de l'économie, les nouvelles couches moyennes y sont intégrées. C'est là un mouvement normal le capital tend à tout englober, à tout organiser. La montée de ces nouvelles couches répond pour lui à une double nécessité, économique (un des moyens de résoudre la surproduction), et politique (noyer le prolétariat dans la masse des salariés, des « travailleurs », puisque tout -- y compris l'activité capitaliste elle-même -- tend à être salarié  [118]  ).
Pour le capital, cette mystification est d'ailleurs un mouvement normal, car il ne se préoccupe pas de plus-value, mais d'abord de profit, et peu lui importe -- au moins pour l'essentiel -- que son profit soit industriel ou commercial. Au XIXe siècle, entre la bourgeoisie et le prolétariat, s'interpose la petite-bourgeoisie qui joue un rôle important, selon qu'elle penche d'un côté ou d'un autre (1848 et 1871)  [119]. Elle se compose de ceux qui possèdent des moyens de production, mais n'achètent pas ou peu de force de travail salariée (petits commerçants, artisans). L'évolution économique et sociale des pays industriels tend à la faire disparaître, à la réduire à un rôle secondaire, voire même insignifiant, mais à des rythmes différents selon les pays. En France, un tel mouvement n'est pas achevé. L'apparition des nouvelles couches moyennes est à partir de la Première guerre un phénomène différent, et s'inscrit dans un contexte modifié  [120]. La bourgeoisie elle-même s'est « fonctionnarisée » (voir Deuxième partie : « Le communisme », et Troisième partie : les trois premiers paragraphes). Le salariat est étendu à l'immense majorité de la population des pays avancés. Le fait de l'exploitation capitaliste proprement dite -- le mécanisme de la plus-value -- et le ressort interne du capitalisme, la valorisation, sont masqués par cette généralisation.
Le développement de la sphère de la circulation marque le parasitisme du capital lui-même, qui développe ce qui ne crée aucune richesse pour la société  [121]. L'idéologie inverse le rapport réel et fait apparaître les biens produits comme l'oeuvre de tous les salariés (cf. Troisième partie : « La domination réelle du capital »). La « solidarité » des radicaux de la fin du XIXe siècle et la «  communauté populaire » des nazis (Volksgemeinschaft) sont réalisées : « tout le monde » contribue à l'activité sociale et participe de la même condition salariale (capitalistes, productifs, improductifs). Comme on pouvait le prévoir dès le milieu du XIXe siècle, le capitalisme aboutit à une simplification, et même à une uniformisation des rapports de travail. Tous les hommes tendent à servir un être qui les dépasse : la société, c'est-à-dire le capital puisqu'il l'a conquise. Ils sont unis par un même mode de relation avec l'économie (vente de la force de travail) sans pour autant tenir le même rôle par rapport à la production.
La distinction travail productif/ improductif est donc indispensable à une critique théorique du capitalisme  [122] , tout comme la différence entre la production et la transmission de valeur est indispensable pratiquement au capital pour surmonter ses tendances à la crise  [123]. D'autre part, les travailleurs improductifs, après avoir servi de masse de manoeuvre contre le prolétariat, sont contraints par les conditions de vie et de travail qui leur sont faites, et se rapprochent beaucoup de celles des travailleurs productifs, d'entrer en lutte contre le capital. Il se constitue ainsi une classe prolétarienne qui n'a à perdre que ses chaînes, une masse de « sans-réserves » menacée par le capital (voir Deuxième partie : « Le prolétariat, rapport social »). Enfin l'opposition travail productif/improductif est également importante dans la révolution communiste et le communisme (voir les paragraphes sur ces deux points dans la Deuxième partie). La révolution communiste ne peut pas se contenter de développer le secteur productif en réduisant ou en liquidant le secteur improductif. Elle bouleverse radicalement le rapport existant (nécessairement un rapport capitaliste) entre ces deux secteurs. De même, on ne peut pas se contenter de dire que le communisme est appropriation du capital fixe accumulé, car celui-ci inclut inévitablement aussi le capital fixe des usines d'armement, par exemple. La révolution n'est pas et ne peut être la mainmise sur le capital fixe, puisqu'il est précisément du capital. L'appropriation et le développement des richesses par l'humanité implique et est nécessairement révolution de l'appareil productif lui-même  [124]. Il n'empêche que cet appareil productif, de caractère pourtant capitaliste, s'est opposé à la valorisation. Le communisme n'est pas le triomphe des forces productives sur les rapports de production, car les forces productives dont il s'agit correspondent aux besoins du capitalisme, même si elles se sont rebellées contre lui. Le communisme est révolution de la production et de l'appareil productif (voir Deuxième partie : «  Le communisme »).
[113] L'analyse la plus précise se trouve dans Marx, Un chapitre inédit du Capital, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., pp. 224-240. Voir aussi Livre II, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 568-573.
[114] Sur le « travailleur collectif », cf. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., p. 226. Ce phénomène devient de plus en plus important dans la domination réelle du capital : voir Troisième partie, premier paragraphe.
[115] Le temps de circulation est une « entrave » à la force productive du capital, que le crédit essaie justement de surmonter : cf. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., pp. 39 et 176.
[116] Dangeville, Un chapitre inédit du Capital, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., pp. 43-44, et Invariance, no. 6, pp. 132-140.
[117] Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 976-977, sur les domestiques; et Marx, La guerre civile en France, 1871, Ed. nouvelle accompagnée des travaux préparatoires de Marx, Ed. Sociales, 1968., passim, sur le parasitisme de l'appareil d'Etat.
[118] Histoire des doctrines économiques, t. V, Costes, 1947, pp. 158-159 et 161-162.
[119] Sur les paysans, cf. Le 18 Brumaire, dans Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. Sociales, 1948., pp. 257 suiv.
[120] Hilferding, Le capital financier, Ed. de Minuit, 1970, pp. 462-470.
[121] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1063-1072. Le capital commercial réalise, non une plus-value mais seulement un profit. prélevé sur la plus-value du capital productif (industriel ou agricole). Sur la transformation du capital marchand par le capital, voir id., pp. 1095 suiv. : la circulation est intégrée à la production (cf. « Le cycle de la valeur »).
[122] Histoire des doctrines économiques. t. II, Costes, 1947, surtout pp. 185-215.
[123] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 252, note, et II, p. 36.
[124] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 33.

 

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