Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage

Le mouvement communiste
Première Partie : Définition Du Capital 6.

 

VALORISATION ET DÉVALORISATION
Le capital se décompose en deux parties. L'une est la part investie en moyens de production, l'autre en force de travail. Cette dernière est la partie variable du capital : elle augmente de valeur puisque la force de travail est non seulement dépense, mais aussi création de valeur (nouvelle). L'autre partie représente le capital constant : il ne varie pas, il se contente de transmettre sa valeur au produit-marchandise fabriqué. Le rapport entre capital constant et variable, appelé composition organique du capital, est transformé par l'évolution du capitalisme  [39]. La part du capital variable tend -- en valeur -- à baisser en proportion de celle du capital constant. Les équipements installés et toute l'infrastructure économique se développent tandis que le rôle de la force de travail décroît. Cette modification est d'une importance décisive Pour le mouvement de valorisation.
L'augmentation de la productivité accroît la masse du profit, mais entraîne une baisse de son taux. Celui-ci est déterminé par le rapport du profit au capital total (constant et variable) : l'accroissement de la proportion de capital constant diminue d'autant la part du capital qui seul apporte la plus-value et est donc source de profit : le capital investi en force de travail  [40].
Le capital investit relativement de plus en plus dans les moyens de production, qui ne font que transmettre leur valeur au produit, et de moins en moins dans la force de travail, qui seule produit une valeur nouvelle. L'accroissement prodigieux de la productivité s'accompagne de « rendements décroissants » si l'on considère l'ensemble du capital engagé  [41]. La baisse du taux de profit n'est qu'un mouvement tendanciel : des contre-effets peuvent jouer pendant dix, vingt... ans, mais sur une longue période le mouvement se vérifie  [42]. Elle exprime la manière spécifique dont se manifeste le développement de la productivité dans les conditions de la production capitaliste  [43].
Pour contrecarrer cette tendance, le capital dispose de différents moyens. Entre autres, il essaie de rattraper la baisse du taux de profit en augmentant sa masse. Pour ce faire, il se développe encore davantage et accroît les forces productives sans se soucier des limites que la valeur impose au marché : pour circuler, ses produits doivent revêtir la forme de marchandises, trouver un acheteur  [44]. La plupart du temps, ces conditions sont remplies. Le crédit permet d'ailleurs de transformer et de reculer les limites du marché  [45]. Mais le mécanisme complexe de la valeur interrompt périodiquement le système  [46].
L'insuffisance de la demande n'est pas la cause, mais l'effet. On ne peut pallier le déséquilibre offre/demande en augmentant la demande. Le capital ne peut d'ailleurs qu'imparfaitement développer une production correspondant à la demande réelle : ainsi les transports, ou, phénomène plus grave, la faim non satisfaite. Dans les conditions capitalistes, la surproduction signifie en fait toujours sous-production par rapport aux besoins, même les plus élémentaires, et surproduction par rapport aux capacités solvables (ce qu'on peut acheter  [47]  ). En tentant d'agir pour faire se correspondre la production et la consommation, le capital n'absorbe pas les productions (de biens de consommation et d'équipement) excédentaires, mais crée de nouvelles capacités excédentaires. Seule, une crise peut rétablir l'équilibre sous une forme ou une autre : mais elle consiste toujours au fond à détruire des forces productives, des valeurs d'usage (cf. paragraphe suivant). L'origine de ce processus réside dans la baisse du taux de profit qui a pour effet : 1. de conduire le capital à augmenter la base de la production au point de dépasser la demande solvable ; 2. de ne plus lui permettre de supporter les frais liés à la non-réalisation d'une partie de la valeur produite  [48].
C'est le mouvement de dévalorisation qui entraîne la surproduction. Les difficultés croissantes de. la valorisation, se manifestant par la baisse du taux de profit, contraignent le capital à créer lui-même les bases de la surproduction. C'est pour cette raison que Marx critique l'utopie réformiste attribuant les crises à l'insuffisance de la demande et envisageant de les résoudre, entre autres, par l'augmentation des salaires (et, de nos jours, par l'action de l'Etat, devenu un agent économique essentiel, qui joue le rôle de régulateur du capitalisme). L'effet de la demande n'intervient que par rapport à la tendance du capital à développer les forces productives (sous forme de marchandises-capitaux destinés à être vendus) au-delà des limites de la demande  [49]. Il ne faut pas partir de l'insuffisance de la demande, mais de ce par rapport à quoi elle est suffisante ou insuffisante. C'est donc cette tendance elle-même qui importe. Elle trouve sa racine dans la définition même du capital : procès de travail et procès de valorisation ; croissance des forces productives et échange. La crise des débouchés, la crise des marchés ne sont que le phénomène ; la racine de la crise, c'est la dévalorisation  [50].
En même temps, le capital, tout en transformant sans cesse des masses de travailleurs en salariés, tend à réduire l'importance de la force de travail (machinisme, automation). Il accroît donc le prolétariat en nombre absolu, mais réduit relativement son importance en ne laissant progressivement à la force de travail qu'un rôle secondaire. Tant que le capital est prospère, il résout le problème par sa propre expansion et intégré assez facilement les salariés rendus inutiles (par sa modernisation) dans les nouvelles entreprises qu'il crée continuellement. Mais lorsque survient la crise de surproduction et que l'économie tourne au ralenti, c'est le chômage. Le cas est encore plus grave dans les pays peu développés où le capitalisme emploie une faible partie de la main-d'oeuvre, dont la majorité reste sous-employée, parfois même totalement inactive. n y a une loi de population, particulière au capitalisme : celui-ci tend à développer la population tout en en rendant une partie excédentaire  [51]. Le capitalisme n'a besoin que des travailleurs nécessaires à sa valorisation. Les autres sont pour lui des inutiles. Ils n'ont d'intérêt que comme armée de réserve industrielle, pour faire pression sur les salaires tout en constituant une réserve utile de main-d'oeuvre. Autrement, il faut éventuellement les liquider, par la force.
La domination du monde par le capital et la destruction des anciens modes de production ne signifient pas la transformation de l'ensemble de la population mondiale en salariés et en capitalistes. Les populations autrefois occupées deviennent excédentaires, c'est-à-dire excédentaires par rapport aux besoins du capital. Il faut les détruire par la guerre quand elles ne meurent pas assez rapidement de faim.
Inversement, la lutte à laquelle le capital contraint ces éléments peut dans certains cas ébranler le système mondial capitaliste, non par son effet propre, mais indirectement : car elle ne débouche en elle-même que sur la formation de nouveaux Etats et capitalismes nationaux (cf. Deuxième partie « Le prolétariat, rapport social », et Troisième partie « La régénération du capital »). De même, le capital d'Europe centrale, plus particulièrement frappé par la crise de 1929, dut supprimer en grande partie la fonction des couches moyennes. On trouve là une des raisons de la formation d'une population « inutile » (en particulier les Juifs) regroupée d'abord aux moindres frais puis exterminée  [52].
La surpopulation est une tendance inhérente au capitalisme, pour des raisons qui dépendent avant tout de son fonctionnement même, et non d'objectifs politiques (diviser la classe ouvrière)  [53].
Baisse du taux de profit, surproduction et surpopulation ne sont que des expressions de la contradiction fondamentale entre le processus de valorisation et la tendance à la dévalorisation  [54]. En eux-mêmes, ces phénomènes dévoilent la nature contradictoire et catastrophique du capital. Ils conduisent à des crises périodiques. Mais ils n'indiquent pas en quoi ni comment le capitalisme crée la possibilité et la nécessité d'un mode de production supérieur. Or la contradiction valorisation/ dévalorisation ne se manifeste pas que dans ces phénomènes : elle est aussi ce qui permet un dépassement du système. En effet, si le développement du capital réduit le rôle du travail vivant à un minimum, c'est le principe même de la valeur, base du système capitaliste, qui est mis en cause, puisque la valeur est déterminée par le temps de travail moyen : le temps de travail perd de son importance, et ne joue plus qu'un rôle négligeable par comparaison à l'ensemble de l'infrastructure économique «  fixée » par le capital sous forme de machines, etc.  [55]. Pourtant, le temps de travail moyen continue de régler la vie sociale. Le capital réduit ainsi le temps de travail nécessaire à un rôle toujours décroissant, mais persiste à tout mesurer en temps de travail  [56]. Cette contradiction est donc bien, non pas simplement la cause dernière des crises évoquées plus haut, mais également ce qui tend à faire du capitalisme un système périmé, au sens propre du mot, non d'un point de vue moral, mais parce qu'il n'est plus nécessaire au développement économique et social. Son maintien est un frein au développement de l'humanité  [57].
Les crises périodiques sont, si l'on veut, des crises «  économiques ». Non pas au sens où les classes sociales n'y joueraient aucun rôle, car elles y interviennent nécessairement. Mais ces crises trouvent toujours leur solution à l'intérieur de la structure économique existante, et non par une transformation des rapports de production. Au contraire, la dictature du prolétariat aura pour contenu la mise en place de rapports débarrassés de la valeur et du capital. C'est en ce sens qu'elle sera bouleversement social, crise fondamentale des rapports sociaux, donc crise sociale par excellence.
L'opposition valorisation/dévalorisation est ce qui nécessite une transformation par laquelle le mécanisme et l'appareil productif rejetteront la loi de la valeur, devenue, selon l'expression de Marx, «  caduque  [58] ». Non seulement cette contradiction fera sauter le carcan de la valeur : mais elle construira par là même un monde nouveau dont les principes généraux sont compréhensibles sur la base de la théorie de la valeur et du capital. Si le temps de travail moyen perd toute signification dans une société où l'acquis productif de l'humanité (dont font partie la science et la technique  [59]  ) est devenu le facteur essentiel de la production, la régulation économique s'effectuera à partir du temps de travail disponible (voir seconde partie : « Le communisme »  [60]. Le capital, en mesurant et en organisant la production à l'aide de la valeur, construisait sa cohérence globale après la production. Le communisme, au contraire, affectera les ressources dont il disposera selon la satisfaction optimum des besoins  [61]. En insistant sur ce problème, la critique marxiste de l'économie politique n'élabore pas une « technique de planification ». La régulation par le temps de travail moyen et la régulation par le temps disponible ne sont pas deux méthodes entre lesquelles choisirait le prolétariat, une fois le pouvoir politique conquis, et qu'il appliquerait à l'économie. Ce sont les expressions de deux périodes historiques et de deux mouvements sociaux opposés dont le premier engendre malgré lui le second  [62]. Le dépérissement de la valeur est alors un phénomène social objectif, dont la «  conscience » et l'action consciente constituent l'expression et l'accélérateur, mais qu'elles ne peuvent créer par elles-mêmes  [63].
[39] Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., pp. 1132-1135.
[40] Salaire, prix et plus-value, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 531.
[41] « A tous points de vue, c'est la loi la plus importante de l'économie moderne » (Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 275).
[42] Il s'agit d'un mouvement périodique et non permanent : cf. les manuscrits de 1861-1863, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 464, note (a). Sur les contre-tendances, voir Livre III, id., pp. 1015-1024 : aussi p. 914 et p. 925.
[43] Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1024 et p. 1029 ; et Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 488-489.
[44] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1026-1027.
[45] Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1174-1180.
[46] Sur le déséquilibre de la production, cf. les manuscrits de 1861-1863, id., pp. 485 suiv. et 492. Mais la disproportion entre les branches vient de la surproduction : cf. Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1039.
[47] Cf. les manuscrits de 1861-1863, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 490.
[48] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1024-1025.
[49] Cf. les manuscrits de 1861-1863, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 488-489; Livre II, id., pp. 780-781 ; et Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 405.
[50] Manifeste, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 167, et les manuscrits de 1861-1863, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 497-498.
[51] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 106.
[52] Auschwitz ou le grand alibi, La Vieille Taupe, 1, rue des Fossés Saint-Jacques, Paris-Ve.
[53] Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., pp. 1141-1157 : surtout 1144-1148.
[54] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 380. Sur le rapport entre surproduction et surpopulation, voir Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., pp. 1149-1150, où est expliquée la notion de cycle.
[55] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., pp. 211-220.
[56] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 215 et pp. 220-223.
[57] Livre II, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 604 ; Livre III, id., pp. 1036-1037 (la stagnation est la condition de l'expansion).
[58] Lettre d'Engels à Starkenburg, 25 janvier 1894, Marx, Engels, Lettres sur « Le Capital », Présentées et annotées par G. Badia, Ed. Sociales, 1964., p. 410.
[59] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., pp. 33-34, 213 et 223.
[60] Misère de la philosophie, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 37; aussi les lettres de Marx à Engels, 8 janvier 1868 et à Kugelmann, 11 juillet 1868, Marx, Engels, Lettres sur « Le Capital », Présentées et annotées par G. Badia, Ed. Sociales, 1964., p. 196 et pp. 229-231.
[61] Livre II, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 693-694.
[62] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 108-110, 344 et 354-355.
[63] « Il ne s'agit pas ici d'un pur procès logique mais d'un processus historique et de sa réflexion dans la pensée » (Engels, Complément et supplément au III Livre du « Capital », publié dans Engels, Pour comprendre « Le Capital », Suivi de deux études de F. Mehring et R. Luxembourg sur le « Capital », Ed. Gît-le-coeur, s.d.,, p. 80).

 

Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage