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Fascisme Brun, Fascisme Rouge ( 16 )


LA POLITIQUE EXTERIEURE BOLCHEVIQUE

Rien ne pourrait mieux illustrer cette constatation, désastreuse pour le bolchévisme, que la politique extérieure russe qui a suivi la révolution et dont le chemin est d'un bout à l'autre pavé de compromis.

Comme cela se passe le plus souvent chez les bolchéviks, le point de départ théorique était juste, mais toute la pratique fut la négation de la théorie.

Pendant la guerre, Lénine formula le programme bolchévik contre la guerre et pour la révolution autour des points principaux suivants : La guerre mondiale est une guerre impérialiste. Elle ne peut être terminée que par la révolution anti-impérialiste dans tous les pays. Il faut renverser le tsarisme en Russie par une révolution bourgeoise radicale des paysans et des ouvriers. Cette révolution peut à son tour faire éclater la révolution mondiale. Il est nécessaire pour cela que le prolétariat fasse en Europe une révolution sociale et les masses paysannes d'Asie une révolution bourgeoise nationale. Le prolétariat industriel mondial doit agir de concert avec les nations opprimées dans leur lutte pour la libération.

Ce programme connut son premier échec en 1917 dans la lutte contre Kerenski sur la base des revendications suivantes : pas de paix séparée avec l'Allemagne, fin révolutionnaire de la guerre sur tous les fronts, pas d'annexions, autodétermination de tous les peuples jusqu'à la solution du problème russe.

Arrivés au pouvoir, les bolchéviks firent de ce programme, par le décret du 8 novembre 1917, leur programme de paix pour parvenir avec tous les peuples en guerre et leurs gouvernements à une « paix juste et démocratique », au « centre de gravité de la révolution mondiale ».

Mais ce premier acte de la politique extérieure bolchévique mena à un échec. Tout d'abord, il ne déboucha pas sur un mouvement révolutionnaire pacifiste sur tous les fronts. Ensuite, la Russie dut conclure avec l'Allemagne une paix séparée qui était plus dure que ne devait l'être le traité de Versailles pour l'Allemagne. Troisièmement, la perte des petits Etats qui se trouvaient à la frontière de la Russie conduisit à la destruction des mouvements révolutionnaires qui s'y trouvaient. Quatrièmement, une plateforme était ainsi créée pour le déploiement de l'invasion contre-révolutionnaire des puissances impérialistes et pour la guerre civile en Russie. Enfin, les espoirs de révolution mondiale ne se réalisèrent pas. Donc un fiasco de la politique étrangère sur toute la ligne. Un second devait bientôt suivre.

Le gouvernement bolchévik a immédiatement annulé tous les traités conclus par le tsarisme et refusé de satisfaire aux obligations qui en découlaient. Il a en conséquence également refusé le remboursement des emprunts de guerre que le tsarisme et le gouvernement Kerenski avaient faits auprès des puissances occidentales. Mais comme il ne pouvait appuyer son refus sur une puissance sûre, il s'est déclaré prêt en octobre 1918 et en janvier 1919 à négocier sur la question des dettes, et en février 1919 sur des prestations sous forme de concessions aux puissances créancières.

En mars 1919, eut lieu la fondation de la IIIe Internationale. Les puissances réactionnaires mondiales y virent une provocation qui les incita à prendre de nouvelles mesures d'hostilité. Les bolchéviks redoublèrent, en réponse, leur propagande révolutionnaire, tout en se réfugiant pratiquement dans l'opportunisme qu'ils avaient déjà préparé, par exemple en repoussant dans les vieux partis, syndicats et parlements, les masses révolutionnaires allemandes. Simultanément, la politique du Komintern, conçue au départ comme une politique d'impulsion révolutionnaire, se mua en une ligne hésitante, qui ne cessait d'ajourner et finit par renoncer à tout. A partir de là, le caractère contre-révolutionnaire de la politique étrangère russe est évident : elle chemine au fil des compromis et des abandons.

A l'intérieur, cette déviation s'accompagna du massacre de Cronstadt où l'avant-garde de la révolution était entrée en rébellion pour lutter contre l'élimination des conseils et contre la terreur des bolchéviks au pouvoir; puis ce fut le sanglant écrasement du mouvement makhnoviste qui voulait aider les paysans à accomplir les promesses qu'on leur avait faites [14] , enfin l'effondrement du communisme de guerre, qui avait été le projet sincère de mettre sur pied une économie socialiste. La politique étrangère enregistra par contre des succès à l'intérieur - le gouvernement soviétique, qui avait déjà cessé d'en être un, fut reconnu par l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Finlande. Lénine proclamait l'« alliance directe avec les petits Etats » et constatait avec satisfaction que « les bolchéviks avait gagné la bourgeoisie branlante des pays avancés » -- belle illusion dont il avait un urgent besoin. Car la politique révolutionnaire s'enlisait de plus en plus dam le système de l'entente, du compromis et de l'insertion complaisante dans le trafic diplomatique des puissances bourgeoises. La révolution était devenue une pâle tradition idéologique. Sa pratique progressait résolument vers une politique d'alliance pour parvenir à une paix avec «  les ennemis mortels du prolétariat ». Le renoncement à une politique mondiale révolutionnaire directe ne se cachait même plus.

Pendant que le 2e congrès de l'Internationale faisait des affaires de la Russie soviétique l'affaire de l'Internationale, le Komintern devenait l'organe officiel de la politique étrangère bolchévique. Le coup de lin à l'impulsion révolutionnaire par la direction de Moscou, cessait d'être l'affaire de la Russie pour devenir celle du monde entier. On en peut plus méconnaître à partir de ce moment que le Komintern conduit tous ses efforts pour empêcher à tout prix de laisser se développer et vaincre un mouvement révolutionnaire dans un autre pays.

Dans les années suivantes, la Russie connut les succès diplomatiques habituels : pacte de neutralité et de non-agression avec la Perse, l'Afghanistan et la Turquie, protectorat sur la Mongolie, traités commerciaux avec l'Angleterre, l'Allemagne, la Norvège, l'Autriche, l'Italie et la Tchécoslovaquie, avec les reconnaissances diplomatiques correspondantes. [15] La Russie, qui venait d'annexer la Géorgie par la force en prétextant de son devoir révolutionnaire de bolchéviser le pays, s'engageait solennellement en toutes circonstances « de s'abstenir de toute propagande contre le gouvernement, les institutions publiques de l'Etat ou le système social des pays cosignataires et de ne pas participer aux conflits politiques ou sociaux qui pourraient survenir dans ces Etats ». L'Angleterre exigea de plus, et obtint, la promesse particulière « de ne pas soutenir avec de l'argent ou de toute autre façon les personnes, groupes ou agences dont le but est de propager le mécontentement ou d'inciter à la révolte dans une quelconque partie de l'Empire britannique, de ses protectorats, des Etats ou des territoires placés sous son mandat, et d'inculquer à tous ses officiers et fonctionnaires l'observation complète et permanente de ces conditions ». L'activité révolutionnaire se trouvait ainsi abjurée au profit des relations diplomatiques, de l'honorabilité bourgeoise et du renom politique.

A cette ligne droitière de la politique extérieure correspondait trait pour trait l'évolution politique de l'ensemble du prolétariat occidental dont la ligne opportuniste ne se distinguait plus de celle de la social-démocratie. Le chef du parti communiste allemand, Brandler, accusé à l'époque de haute trahison, déclarait devant le tribunal qu'il avait voulu réaliser la dictature du prolétariat en respectant la constitution de Weimar.

L'abandon des principes révolutionnaires portait ses fruits : il procura enfin aux politiciens soviétiques l'accès souhaité aux cercles de la politique internationale avec leurs conférences économiques, leurs plans de reconstruction, leurs investissements de capitaux et leurs objectifs économiques à l'échelle mondiale. La Russie y était admise, l'odeur suspecte de son passé ne faisait plus scandale. Elle chercha tout de suite à gagner les entreprises capitalistes à sa reconstruction et se déclara prête à « ouvrir volontairement ses frontières au transit international, à mettre à disposition pour les cultiver des millions d'hectares de terre fertile, de donner en concession des forêts, des mines de charbon et de minerais, de veiller à la collaboration entre l'industrie et l'agriculture de l'Europe et celles de la Sibérie, de donner toute sorte de garanties et d'éventuels dommages et intérêts aux entrepreneurs étrangers ». Quand cette offre n'eut pas le succès escompté, le gouvernement soviétique surprit le monde entier en concluant à la conférence de Gênes un pacte séparé avec l'Allemagne, le traité de Rapallo, par lequel il entrait dans l'alliance dirigée contre le traité de Versailles et ouvrait les portes de la Russie aux capitaux allemands. Par là même, il devenait l'allié secret de la politique allemande d'armement contre la France, du mouvement revanchard allemand et de la campagne fasciste de «  libération ». Des avions et des gaz asphyxiants n'étaient pas seulement secrètement produits en Russie pour l'armée allemande, mais une alliance militaire était très sérieusement envisagée entre la Reichswehr et l'Armée Rouge. La Russie devenue la partenaire et la complice de l'impérialisme allemand.

Les partis communistes de France et d'Allemagne jetèrent alors le masque sur ordre de Moscou. L'Allemagne fut déclarée « pays national opprimé », le prolétariat devait se préparer à une « guerre de libération nationale  », à collaborer furieusement avec les ligues nationalistes contre le traité de Versailles, une « défense nationale » fut organisée contre l'occupation de la Ruhr par la France, Radek fit l'éloge de l'espion nazi Schlageter qu'il transforma en «  héros national », la social-démocratie et le parti communiste se retrouvèrent dans le « front unique » et dans les gouvernements de coalition, le national-bolchévisme se déchaînait. Si les conditions d'une fraternisation entre Staline et Hitler n'étaient pas encore réunies, cela ne tenait pas à un Staline qui, à cette époque, s'appelait encore Lénine.

Lorsque les intentions putschistes et les voeux de libération de ce curieux nationalisme se virent voués à l'échec, la Russie se retira sur des positions pacifistes dont elle n'allait se laisser distraire ni par des actions militaires, ni par des événements révolutionnaires. Arriva donc l'ère des pactes de non-agression, la « phase démocratique et pacifiste », la politique de « paix véritable », la répression systématique de tous les mouvements révolutionnaires. Les mineurs anglais, auxquels le comité anglo-russe avait refusé le soutien d'une grève générale, se sont épuisés en neuf mois de grève, victimes du défaitisme et de la trahison. La révolution chinoise, tout comme la Commune de Paris, fut, après les effroyables défaites causées par le Komintern, écrasée dans le sang des massacres de TchangKai-Chek, qui s'entend aujourd'hui comme un frère avec Staline. [16]

La trahison était payante. La Russie réussit à se faire admettre dans les institutions où les jongleurs, les escamoteurs et les acrobates de la politique bourgeoise mettent tout leur art à tromper le peuple. Elle fut ainsi admise aux diverses conférences sur le désarmement à Genève, où elle joua un rôle très ambigu. Ses efforts pour entrer à tout prix dans le jeu diplomatique impérialiste sont apparus par la suite très clairement. Les succès suivirent. Le principal butin consistait en traités de commerce avec l'Angleterre et l'Italie, en participation aux conférences sur l'agriculture et les exportations et dans l'élargissement de l'« opération russe » en Allemagne. Le monde bourgeois commença à comprendre que pour les « révolutionnaires rouges » aussi, les opinions et les affaires sont choses très différentes, sans aucun rapport entre elles. En réalité, les opinions se vendaient avec les affaires. Cela a été particulièrement évident lorsque les grandes commandes passées à l'Allemagne ont redressé l'économie en faillite de ce pays et l'ont sauvé au dernier moment de l'effondrement. D'abord les affaires, ensuite -- mais pas de sitôt -- la révolution !

Pactes économiques, pactes de neutralité, de non-agression, d'entente, de communauté d'intérêt, pactes réciproques ou de collaboration -- c'était désormais le seul contenu du programme de politique étrangère. Le fascisme se déchaînait contre le bolchevisme, les prisons étaient remplies de communistes « criminels » et accusés de « haute trahison », Hitler menaçait de «  faire tomber des têtes », et pendant ce temps les représentants de la Russie étaient assis aux côtés des représentants de l'Allemagne plus ou moins fascistes aux tables de conférence, ils fréquentaient les mêmes banquets et échangeaient des télégrammes de fraternisation.

Cette « diplomatie de paix » et cette politique de réconciliation avec le capitalisme furent couronnées par le grand pacte économique conclu avec l'Allemagne quelques jours après la prise du pouvoir par Hitler et l'entrée de la Russie dans la Société des Nations. Il marquait l'entrée définitive et officielle dans le saint des saints du monde capitaliste.

Une main fraternelle était également tendue au fascisme. Afin que Hitler puisse réaliser sa politique de réarmement, la Russie lui fournit en quantités croissantes le minerai de manganèse dont la production d'acier pour la guerre avait besoin. Les insultes de Hitler à Nuremberg contre le « gouvernement des bandits rouges » n'étaient qu'une manoeuvre de diversion, pendant que les augures souriants se rencontraient derrière les coulisses. Pour parfaire l'harmonie entre Moscou et Berlin, il ne manquait plus qu'une alliance militaire offensive contre la révolution socialiste. Le jour devait venir où cela aussi deviendrait réalité historique. ( ... ) Les derniers chapitres du livre du Rühle, développés dans un autre manuscrit de la même époque, Weltkrieg-Weltfaschismus-Weltrevolution n'ont pas été traduits ici. ( Note de l'Editeur ).



[14] Voir Voline, Là Révolution inconnue. rééd. P. Belfond et Archinoff. le mouvement makhnoviste. Bélibaste.

[15] Voir « le développement de la politique étrangère de la Russie soviétique » dans La contre-révolution bureaucratique, Ed. 10-18.

[16] Voir à ce propos H. Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise 1925-1927, Paris, 1967, et Ch. Reeve : Le Tigre de papier. Cahiers Spartacus Sie B NI 48.

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