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Fascisme Brun, Fascisme Rouge ( 14 )


PARLEMENTARISME

Le rôle de Lénine dans le problème du parlementarisme reproduit fidèlement celui du défenseur et de l'apôtre d'une institution politique dépassée qui est devenue un frein à l'évolution politique et un danger pour l'émancipation révolutionnaire des masses prolétariennes.

Et il est toujours contraint à ce rôle par le fait qu'il pense à une autre révolution que ses interlocuteurs et qu'il ne veut surtout pas admettre que les lois de la révolution prolétarienne ne sont pas les mêmes que celles de la révolution bourgeoise.

Alors que les groupes d'extrême gauche appelaient à refuser le parlementarisme sous toutes ses formes, à ne pas participer aux élections et à ne pas reconnaître leurs décisions, Lénine jetait tout le poids de sa passion en faveur de la participation aux élections et aux actions parlementaires.

L'extrême gauche déclarait que le parlementarisme était historiquement dépassé qu'il avait perdu depuis longtemps sa valeur de tribune de propagande, qu'il formait un dangereux foyer de corruption pour les dirigeants et les masses, qu'il endormait dans le meilleur des cas la conscience politique et révolutionnaire par l'illusion de réformes et qu'au pire il constituait le centre et l'organe principal de la contre-révolution. C'est pourquoi il devait être détruit et, si ce n'était pas possible, saboté et dénigré afin de lui enlever dans la conscience des masses sa signification traditionnelle, héritage du meilleur passé bourgeois.

Pour appuyer son opinion opposée, Lénine dut se sauver par un argument spécieux : la distinction entre dépérissement politique et dépérissement historique.

Le parlementarisme, tel était son argument, était historiquement dépassé et il fallait donc l'écarter par principe, mais il n'était pas encore politiquement dépassé et il fallait de ce fait compter avec lui, en y participant, et donc en votant, en allant au parlement et en reconnaissant les actions parlementaires. Astuce géniale, qui permet ainsi de présenter n'importe quel problème sous le subterfuge de sa double face.

De la sorte, le capitalisme est historiquement dépassé, mais pas encore politiquement. Eh bien, faisons un compromis avec lui ! Vive l'opportunisme ! Le combattre de façon révolutionnaire, vouloir même l'abolir n'aurait aucun sens tant qu'il n'est pas politiquement dépassé.

De la sorte la monarchie est historiquement dépassée, mais pas encore politiquement. Tant qu'il en est ainsi, le prolétariat n'a aucun droit de la déposer. Il put en débattre avec elle, voter sur son droit à l'existence, prendre des résolutions majoritaires et exiger théoriquement la république. Mais pas davantage ! Peut-être lui est-il même possible de pactiser avec la monarchie et la préférer à la république. Lénine en serait d'accord.

De la sorte, l'Église est historiquement dépassée ma s pas encore politiquement. Les masses, et c'est un critère important pour Lénine, lui sont encore en grande majorité liées. C'est donc un devoir révolutionnaire de lui laisser les mains libres et de collaborer. Que les libres penseurs et les athées la combattent, c'est agir stupidement de façon non-révolutionnaire. Le vrai révolutionnaire prend son livre de prières sous le bras et va à la messe tant que l'Eglise n'est pas politiquement dépassée.

Pendant ce temps le capitalisme peut aggraver l'esclavage des masses avec l'appui de la monarchie et de l'Eglise jusqu'à essouffler leur élan révolutionnaire et étouffer leurs désirs républicains et athées. Le prolétariat n'a qu'à attendre que le capitalisme, la monarchie et l'Eglise soient politiquement dépassés. En quoi consiste le dépassement politique, comment il se produit ? Cela, seul Lénine le sait.

Les forces d'extrême gauche pensent que la tête de l'hydre doit être abattue partout où on la rencontre. Mais Lénine ordonne de la laisser vivre, de parlementer avec elle et de jouer à la politique jusqu'à ce qu'elle rassemble assez de force et de courage pour provoquer la mort de son naïf ennemi par une morsure venimeuse.

Nous butons toujours sur la même regrettable constatation que Lénine est incapable de distinguer la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne comme deux catégories historiques totalement différentes. Il s'appuie sur « l'expérience de plusieurs révolutions, sinon de toutes » qui lui prouvent combien « il est utile, surtout en temps de révolution, de combiner l'action des masses en dehors du parlement réactionnaire, avec celle d'une opposition sympathisant avec la révolution ( ou mieux encore : soutenant directement la révolution ) à l'intérieur de ce parlement ». Mais quelles sont les révolutions qui fournissent toutes ces preuves à Lénine  ? Uniquement des révolutions bourgeoises. Dans celles-ci, il va de soi que les groupes ou fractions d'opposition parlementaire appuyant ou s'approprient les actions de rues. Car les parlements -- cf. les exemples classiques de la France et de l'Angleterre ! -- sont les centres et les instruments essentiels de ces révolutions. Il en va tout autrement pour la révolution prolétarienne à laquelle se réfèrent les exigences de l'extrême gauche. Ici le parlement n'est plus ni théâtre, ni arène de combat, ni centre de l'action, ce n'est plus qu'un oripeau pourri qui ne mérite que le feu.

Lénine ne peut s'affranchir de la superstition qu'il s'agit dans les époques révolutionnaires d'avoir de grandes victoires aux élections parlementaires, de former au parlement des groupes nombreux et bruyants. Il a toujours considéré comme un succès d'avoir la majorité à force de trucs et de manoeuvres. Quelle vision et quelle suffisance petites bourgeoises !

La classe bourgeoise a toujours assez de moyens, contre toutes les victoires électorales, l'importance des groupes parlementaires et des scrutins, pour faire prévaloir en dehors du parlement sa volonté réactionnaire sans tirades oratoires ni manoeuvres en coulisse, sans consulter les députés ni tenir compte des résultats d'un vote. Dans les époques révolutionnaires, chaque victoire parlementaire cesse d'être une victoire, elle n'est pas toujours même une action. te seul fait que le parlement existe encore dans des situations révolutionnaires pour la majorité de la population est le symbole que le rôle de la bourgeoisie n'est pas encore terminé et qu'elle a encore des atouts. Ce fait est décisif pour la psychologie des masses et les réactions de l'opinion publique. Car en fin de compte chacun sait que derrière les parlements, il y a les canons lorsque ceux-là ne suffisent plus. Lénine semble l'avoir oublié.

Il vit encore dans un monde imaginaire qui lui permet de croire que le parlement est une école pour les dirigeants, qu'il les forme, les éprouve et les éduque pour un travail révolutionnaire. Ce faisant, il pense au parlement des premiers temps de la bourgeoisie et à l'activité révolutionnaire de ses membres bourgeois. Le parlement de la période de décadence de la bourgeoisie est par contre un marais de corruption, un foyer de peste d'où montent les exhalaisons permanentes de l'embourgeoisement, de la dégénérescence, de la dépravation, de l'hésitation et de la mentalité contre-révolutionnaires. Et cette infection qui émane de lui est un danger, sinon directement pour les masses, du moins indirectement par la voie des dirigeants subornés, corrompus, intimidés et soucieux de leurs prébendes. Il y eut par exemple en Allemagne une époque où la réaction pouvait faire passer au Reichstag toutes les décisions qu'elle voulait en menaçant le dissoudre le parlement si la mesure n'était pas votée. Les communistes tremblaient devant la dissolution et la perte des indemnités qui y étaient attachées de la même peur panique qui saisissait les sociaux-démocrates, et ils disaient amen à tout. Un assaut contre la bastille parlementaire aurait alors marqué le commencement d'une vraie libération des masses d'un système de corruption morale permanente. Seule l'élimination radicale de ce cloaque aurait encore pu apporter la délivrance, mais cela serait allé contre les règlements révolutionnaires de Lénine.

Sauver les hommes de leur esclavage intellectuel, de l'empoisonnement de la volonté et de la confusion de l'esprit importait peu à Lénine. Pour lui la tâche profonde et vraie de la révolution n'était pas de transformer l'esprit des hommes, de les libérer du monde de l'aliénation ou des abîmes de leur situation inhumaine. Il comptait comme un bourgeois, appréciait le plus et le moins, le dû et l'avoir, les profits et les pertes. Et il se représentait lors de ces opérations de comptabilité commerciale des choses toujours concrètes et superficielles : nombre de membres, voix aux élections, sièges au parlement, résultats de votes et trophées de victoire. Un comptable bourgeois comme homme d'affaires politique, comme spéculateur révolutionnaire.

Ce trait de son caractère devient particulièrement évident lorsqu'on examine sa position dans la question du parlementarisme en Russie.

D'après lui, le parlement n'était pas encore politiquement dépassé en Allemagne. Quelle était donc la situation en Russie ? Etait-il déjà dépassé pour les masses qui se trouvaient encore au seuil d'une époque capitaliste-bourgeoise ? Non, répond Lénine, « nous avons participé aux élections pour le parlement bourgeois de Russie, pour l'Assemblée Constituante, en septembre-novembre 1917 » [11]. C'est exact et même mieux : les bolchéviks ont même impétueusement exigé la convocation de l'Assemblée Constituante et ont même élaboré leur propre régime électoral. Partout donc une complète adhésion au système parlementaire. Mais que se passa-t-il quand la Constituante fut élue ? Elle a été dissoute, par les mêmes bolchéviks. Et pourquoi ? Parce qu'entre temps les masses avaient opéré un tournant vers la gauche et que, de ce fait, elle ne correspondait plus à la nouvelle situation. La participation des bolchéviks aux élections avait donc été un mauvais calcul et l'expérience avait échoué. Pour sauver leur position, ils furent amenés à abattre le parlement. Ils firent exactement ce que l'extrême gauche voulait faire en Allemagne.

D'après Lénine, le parlement n'était pas encore politiquement dépassé en Allemagne. Il devait donc continuer d'exister pour les révolutionnaires. En Russie par contre, il était devenu mûr pour sa destruction du jour au lendemain, en une nuit. Ce qui était une bêtise, une erreur et même un crime chez une majorité d'ouvriers de l'industrie politiquement très instruits et très conscients était un glorieux exploit, historiquement juste et révolutionnaire, chez des paysans et des prolétaires ruraux analphabètes à 80%, arriérés par des siècles de féodalisme et sans formation politique. Quel miracle !

Si la structure de la Constituante ne correspondait plus aux structures politiques de la population, il aurait été très possible de provoquer de nouvelles élections et de faire élire une nouvelle Assemblée. C'est du moins ce qui aurait été logique selon la conception qu'avait Lénine du droit historique du parlementarisme à exister. Mais rien de cela ne se produisit. La Constituante fut immédiatement et définitivement abolie car, selon Lénine, un Etat soviétique n'avait plus besoin de parlementarisme.

Mais la Russie en novembre 1917 était-elle un Etat soviétique ? Au mieux, elle avait l'intention de le devenir. Comme la suite le prouva, ce n'était qu'une exaltation audacieuse, follement audacieuse même, d'une petite clique de dirigeants qui a spéculé avec bonheur sur les soviets pour arriver au pouvoir. En réalité, le système soviétique ne vit jamais le jour sauf sous la forme de fiasco et d'échec politique. L'Etat des soviets tant désiré est devenu en fait l'Etat du parti, l'Etat de la bureaucratie. Un Etat qui, de par sa nature bourgeoise, avait nécessairement besoin d'un parlement.

Les maîtres russes auraient dû en revenir au système parlementaire lorsqu'il se fut avéré que celui des soviets n'était pas applicable. Ils auraient été en. accord avec les lois organiques du développement historique. Cela aurait été bien sûr une concession au principe bourgeois, mais la voie du développement économique et social de la Russie n'est-elle pas pavée de concessions innombrables au principe bourgeois ? Et le retour avoué au parlementarisme n'aurait-il pas été plus honnête et plus digne que le mensonge de l'Etat soviétique ? Non - fut la réponse fournie en Russie. Nous sommes pour le maintien du parlementarisme en Allemagne, bien qu'il soit mûr pour être aboli, et pour son abolition en Russie, bien qu'il soit pratiquement et historiquement nécessaire. Nous sommes pour l'établissement du système des conseils en Russie, bien qu'il lui manque toutes les conditions de son existence et les possibilités de son fonctionnement, et pour l'interdire en Allemagne, bien que là le système de parti et du parlement ait fait son temps et ne demande plus qu'à être aboli. Que de confusions et de contradictions !

Les nombreux propos que Lénine tenait sur la dialectique ne servaient qu'à compenser le fait qu'il en manquait totalement. Dans la question du parlementarisme, il était tout aussi incapable de penser et d'agir dialectiquement. Le parlement était pour lui le parlement, une notion abstraite perdue dans un espace vide, toujours égale à elle-même chez tous les peuples, partout et toujours. Il sait bien que le parlementarisme traverse beaucoup de stades au cours de son développement. Il démontre dans ses écrits les variations de la notion de parlementarisme et la multiplicité des formes de son existence concrète. Mais savoir n'est pas pouvoir. Et il ne fait dans sa tactique et sa stratégie révolutionnaire pas le moindre usage de la dialectique. Il oppose toujours dans la polémique le jeune parlement du temps de la montée de la bourgeoisie et la vieille forme du temps de son déclin. C'est pourquoi le parlement est chez lui un facteur qui aide la révolution, alors qu'il est, dans les vieux pays capitalistes -- et c'est son rôle dans la politique menée par l'extrême gauche -- un élément frein que la révolution prolétarienne doit éliminer aussi vite que possible, ou au moins combattre et saboter. Au lieu d'être une école et un terrain d'entraînement pour les dirigeants révolutionnaires, comme Lénine le pense, il est, avec sa politique sociale prédominante, le berceau de l'opportunisme et du réformisme, le laboratoire de la dégénérescence et de la corruption. C'est là que naît la vague de paralysies, de compromis, d'abandons, de trahisons qui existe dans tous les partis, les syndicats et les révolutions à travers leurs parlementaires, représentants prébendiers, dignitaires, parvenus et parasites divers du mouvement ouvrier.

Lénine voulait que les dirigeants ambitieux et dressés pour le succès accomplissent leurs conquêtes révolutionnaires même dans les marais et la boue, sans se soucier des sacrifices qu'il faudrait consentir.

Les formations d'extrême gauche voulaient par contre que les marais soient asséchés à temps pour que des hommes sains, libérés de toute la teigne et la lèpre du passé, puissent entrer en hommes nouveaux dans une ère nouvelle.


[11] Voir Le Gauchisme. Ed. 10-18 p. 81.

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