Back Forward Title This Author Return to Homepage

Fascisme Brun, Fascisme Rouge ( 8 )


CONTROVERSES ENTRE THEORICIENS

Avant la prise du pouvoir, le bolchévisme était en mauvaise posture. Il ne comptait qu'une ridicule petite secte d'adhérents et ses nombreux adversaires le prenaient violemment à parti.

Que la bourgeoisie, les agrariens, les paysans et les petits-bourgeois, dans la mesure où ils connaissaient le bolchévisme comme théorie, l'aient craint et combattu comme leur ennemi mortel, est très compréhensible. Nous n'en parlerons pas ici.

Nous parlerons pas non plus des sociaux-démocrates qui, dans la droite ligne de leur opportunisme et de leur trahison favorisèrent par leurs attaques contre le bolchévisme les affaires de la classe bourgeoise.

Nous ne parlerons pas davantage des cercles radicaux-socialistes, communistes et anarchistes qui, bien que révolutionnaires, n'acceptaient pas la doctrine bolchévique et n'étaient pas d'accord avec sa pratique politique. Il serait inutile d'entrer aujourd'hui dans les oppositions, les différences et les déviations, tant du point de vue des opinions théoriques que des attitudes tactiques que l'on trouve pêle-mêle dans le bouillonnement politique de cette époque mouvementée où chacun essayait de l'emporter.

Il paraît beaucoup plus important de considérer les différentes orientations qui ont joué et jouent encore à un moindre degré un rôle, non pas tant dans les événements de l'époque que dans la critique qui en a été faite ultérieurement. La formule : « Rosa Luxembourg contre Lénine  » a surtout servi de prétexte pour dresser l'une contre l'autre la tactique révolutionnaire bolchévique et celle de la gauche allemande. Pour ce faire, toutes les déformations des faits historiques et tous les jugements hâtifs et intéressés ont été utilisés pour faire triompher une thèse sur l'autre. Comme toujours dans pareil cas, les deux parties ont perdu de vue qu'elles avaient toutes deux à la fois raison et tort.

Nous résumons ici brièvement le contenu et la signification de la controverse, car elle est un exemple très instructif de ce que des hommes, une fois englués dans le système du parti, ne sont pas capables, même dans des conditions personnelles et politiques favorables, de voir et de comprendre le caractère profondément non-révolutionnaire du parti.

Lénine comme Rosa Luxembourg vinrent aux mouvements ouvriers modernes en passant par la social-démocratie.

La social-démocratie était à l'époque le seul parti qui menait la lutte de classe du prolétariat dans un sens vraiment marxiste. Elle a trouvé en Allemagne sa forme la plus évoluée du point de vue théorique et organisationnel, pour ne pas dire sa forme classique. August Bebel et Karl Kautsky furent ses dirigeants les plus remarquables. Aussi bien Lénine que Rosa Luxembourg comptaient parmi leurs inconditionnels. Ils voyaient en eux des autorités incontestées, et dans le parti allemand l'exemple d'une organisation de formation marxiste, parfaitement construite et organisée, ayant une tactique juste et un esprit profondément révolutionnaire. Rosa Luxembourg, qui trouva en Allemagne son terrain de prédilection pour agir, et qui a connu le parti de très près, fut pour plusieurs raisons rapidement déçue et commença à adopter à son égard dès 1904 une attitude critique.

Lénine, par contre, développait comme émigrant russe et tout à fait à la manière des émigrants, une activité révolutionnaire uniquement centrée sur la Russie et qui ne visait qu'à abattre le régime tsariste. Il ne remarqua pas les profondes fissures qui commençaient à menacer la cohésion de la social-démocratie allemande. Ce n'est qu'au commencement de la guerre de 1914 que la défaillance désastreuse du parti tant admiré l'arracha à ses illusions et à ses nuages.

Rosa Luxembourg a vite saisi le caractère conservateur, bureaucratiquement rigide et stérile du parti allemand, son manque de souplesse tactique, son étroitesse traditionnelle, son peu de disposition et son incapacité à appréhender les problèmes nouveaux, l'abandon qu'il faisait de l'élan révolutionnaire en faveur des marchandages pour des augmentations de salaires, dans la politique sociale, ainsi que l'embourgeoisement de la direction du parti. Appuyée sur un petit groupe de sympathisants, elle menait une lutte âpre et continue contre la direction du parti, contre une partie de sa presse et la tactique floue du groupe parlementaire. En 1910 elle lança une attaque frontale contre l'éminence grise bureaucratique et doctrinaire qu'était Kautsky, contre la routine prétentieuse de l'appareil du parti qui tournait à vide. Ce faisant, elle provoqua une furieuse levée de boucliers de la part de tous les opportunistes, gagne-petit, hâbleurs vaniteux et obscurs trafiquants.

Bien que l'attaque fût courageuse, il lui manquait la force d'aller jusqu'au bout. Rosa Luxembourg craignait de provoquer une scission et de créer un mouvement de gauche indépendant avec un programme vraiment révolutionnaire. Car elle était elle-même viscéralement attachée au parti, et manquer à la discipline lui semblait être une faute impardonnable. La hardiesse de sa critique n'allait pas jusqu'à lui permettre de créer un mouvement révolutionnaire concurrent. Et la direction du parti était assez intelligente pour ne pas l'exclure et la placer ainsi devant le fait accompli. [5] Même vers la fin de la guerre mondiale, au moment de rompre avec le parti lorsqu'elle rédigea les thèses-programme du mouvement Spartacus, sa résolution ne l'amena qu'à envisager la fondation d'un nouveau parti. L'idée des conseils, déjà objet de propagande et de réalisation pratique en Russie, ne l'avait pas effleurée. Il fallut beaucoup de discussions et un certain nombre de faits très contraignants pour qu'elle ajoute à son programme que la nouveau parti « ne devait pas être un parti dans le sens admis jusqu'alors ». Le sens très profondément révolutionnaire de toutes les organisations de lutte prolétarienne lui demeura inaccessible. [6]

Lénine se comportait encore plus étrangement. Non seulement il ne prêta pas la moindre attention à l'opposition de Rosa Luxembourg contre le parti allemand avant la guerre, mais il ne ressentit pas le besoin en tant que social-démocrate de gauche de soutenir une camarade de lutte isolée et dans une situation précaire, ce qui n'aurait représenté aucun risque personnel vu sa position extérieure au parti. Il ne fit pas non plus la moindre tentative pour conduire la gauche allemande à la compréhension de sa théorie et de sa pratique bolchéviques pour l'encourager à adopter une position révolutionnaire conséquente. Même le conflit de 19 10, qui consomma la rupture entre Rosa Luxembourg et Kautsky, ne provoqua de nette prise de position de sa part encore moins d'attaque à l'égard du parti allemand. Il resta un inconditionnel de Kautsky et persévéra dans sa politique particulariste et nationaliste en Russie. Même dans son propre domaine, il n'était pas conscient de l'importance d'une liaison et d'une tactique coordonnées, dans le cas d'une révolution en Russie, avec le parti allemand ou avec le parti polonais qui était plus ou moins directement sous l'influence de Rosa Luxembourg.

Il est étonnant que le regard de Lénine n'ait pas saisi l'ampleur de l'ensemble du mouvement prolétarien, étonnant que son esprit tant vanté pour son infaillibilité se soit laissé tromper par des événements éphémères et superficiels et que son intelligence ait été si courte qu'il ne pensa pas à créer à l'extérieur des frontières des points d'appui à sa Politique révolutionnaire qui auraient été utiles au mouvement dès la chute du tsarisme.

Mais le plus étonnant est qu'en fixant ses principes révolutionnaires, en construisant sa stratégie révolutionnaire et en développant sa tactique révolutionnaire, il soit arrivé à des résultats qui étaient l'antithèse même des conséquences que Rosa Luxembourg a tirées de ses observations critiques et de ses expériences dans la social-démocratie allemande.

Il s'est produit ceci de remarquable que l'une des personnalités les plus fortes et les plus mûres de l'époque, Rosa Luxembourg, a émis des exigences, posé des principes et défendu des thèses extrêmement proches de Lénine, et que cependant celui-ci rejeta vigoureusement et condamna avec sévérité comme étant erronées, inefficaces et non-révolutionnaires. Il serait peu marxiste de tenter d'expliquer cette opposition comme un hasard ou comme l'expression de l'antagonisme de deux intelligences, de deux caractères subjectifs ou de deux tempéraments révolutionnaires. Il serait tout aussi peu marxiste de juger cette opposition de façon uniquement abstraite et de se décider pour l'un ou l'autre système selon un schéma purement normatif. On rencontre très fréquemment ces deux erreurs. Elles ne sont possibles que lorsque l'on procède de façon non dialectique.

Par ses considérations critiques sur l'appareil du parti, Rosa Luxembourg s'était tout d'abord heurtée à l'autorité creuse, dégradante, funeste à force d'être sans fondement, des dirigeants professionnels. Partant de là, elle avait reconnu dans la bureaucratie le cancer de tout le mouvement. Quand elle commença à examiner de l'extérieur les origines du mal, elle ne tarda pas à se rendre compte que finalement toute la faute en était au principe d'une direction centralisée.

Des données de cette observation, elle déduisit qu'il était préférable de déplacer le centre de gravité du mouvement vers les masses, de développer chez les travailleurs le sens de la démocratie interne et de déserrer la rigidité des relations dans la vie du parti. Elle a résumé tous ces objectifs en disant que la social-démocratie devait être considérée comme le mouvement propre de la classe ouvrière. Cette formule était trop générale, trop abstraite, sans contenu précis et. elle a été l'occasion de beaucoup de malentendus et de mauvaises interprétations. Si Rosa Luxembourg avait réussi à la formuler concrètement en préconisant de remplacer le parti en tant qu'organisation par le système des conseils, les discussions auraient eu une plate-forme claire et les confusions auraient été éliminées. Elle ne parvint malheureusement pas à cette formulation constructive. [7]

Pas tant d'ailleurs par ignorance ou manque de familiarité avec l'idée du système des conseils que parce que, en tant que militante, elle reculait devant une rupture définitive avec le système tout entier, tout le passé et le contenu même de son monde politique. A ce point, elle ne fut pas de taille à se situer au-dessus du parti et elle n'eut pas le courage historique de tenter l'inédit. Son meilleur atout devint sa faiblesse : elle était trop l'enfant de cette époque, toujours grande dans l'analyse et la critique, toujours petite dans la synthèse et la résolution de faire du nouveau.

Le comportement personnel de Rosa Luxembourg pendant la révolution de 1918/19 semble le confirmer. [8] Elle resta perplexe, inconséquente et passive devant le mouvement lourd d'espoir des Conseils qui se développait avec succès. Elle alla même, lors du Congrès constitutif du Parti Communiste jusqu'à adopter sans retenue le mot d'ordre liquidateur qui a poignardé dans le dos le mouvement des Conseils allemands. Quel élan, quelle densité et quelle clarté elle aurait donnés au mouvement des Conseils si elle s'était placée à sa tête et si elle avait fait de la rupture avec le parti une alternative profondément révolutionnaire.

La critique la rend aujourd'hui responsable de la défaite des gauches dans la révolution allemande avec l'argument stupide que l'idée des conseils qu'elle aurait défendu n'avait pas développé un élan révolutionnaire nécessaire.

En réalité, la gauche à cette époque aurait pu à bon droit reprocher à Rosa Luxembourg de ne pas se lancer dans ces luttes avec assez d'énergie et de passion, de ne pas s'engager consciemment dans le mouvement des Conseils et de ne pas travailler à la création d'un système des Conseils.

Lénine n'aurait jamais mérité un tel reproche. Un tel système ne se déduisait en aucune façon de sa doctrine et, en préparant la révolution russe, il ne comptait certainement pas sur un mouvement de masse. Il ne s'était jamais occupé des mouvements de masse dans les pays qui l'accueillaient, tant il vivait en émigré, totalement isolé. Sa stratégie révolutionnaire était tout entière sur le papier.

Tant qu'il mit son système en pratique, il n'eut jamais affaire qu'avec un état-major de dirigeants de métier bien triés qu'il a militairement entraînés dans ses cours révolutionnaires pour les placer ensuite à la tête d'un mouvement provoqué par des masses agitées par la famine, la révolte et la démagogie. Ceux-ci avaient pour tâche d'exécuter la révolution selon un plan préparé à l'avance et, en tant que minorité formée à son école et organisée selon un centralisme sévère, de prendre la tête de la première majorité venue et de la conduire au but. C'est là que, pour obtenir le succès, devait être trempée la matière révolutionnaire selon les méthodes exactes et rigoureuses, éprouvées et efficaces de l'esprit révolutionnaire.

Ce système révolutionnaire exprime un profond mépris, à tout le moins bien peu d'estime pour les masses. Les prolétaires ne fournissent que la chair à canons -- comme dans les armées bourgeoises --, ils ne sont que les coolies -- comme dans l'entreprise capitaliste. Ce qui importe, ce sont les officiers, les membres de l'état-major, les ingénieurs et les techniciens. Selon les schémas de la science des classes, énergie et matière, esprit et corps sont rigoureusement séparés. C'est le principe de direction autoritaire et centralisée, poussée à l'extrême, qui triomphe.

En effet -- disent les partisans de Lénine --, et pas seulement en théorie, mais aussi en pratique.

Car le système de Lénine a été brillamment confirmé par la révolution c'est grâce à lui qu'il a obtenu la victoire en Russie.

Rosa Luxembourg, par contre, a succombé dans la révolution allemande, et, avec elle, sa stratégie et sa tactique.

La démonstration semble convaincante et tous les défenseurs du système autoritaire et centraliste la mettent sans cesse en avant avec quelque fatuité.

Et pourtant elle est fausse, elle repose sur une erreur de raisonnement, sur une démonstration absolument non dialectique.

L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg n'est pas en réalité une opposition entre deux personnes, deux esprits ou deux systèmes comme produits de ces esprits et de ces personnes. C'est l'opposition de deux situations historiques, de deux époques et donc des deux systèmes que les conditions de ces deux époques ont produits.

Chacune de ces deux époques a ses armes et ses méthodes propres, chacune a un système qui lui correspond.

Dans la révolution russe, il s'agit de la relève du tsarisme féodal par le capitalisme bourgeois.

Dans la révolution allemande, il s'agissait de la relève du capitalisme bourgeois par le socialisme prolétarien.

Dans la révolution russe, Lénine a été vainqueur; il a vaincu le féodalisme avec la tactique typique de la classe bourgeoise. C'était en février. En octobre il fut vainqueur de la bourgeoisie à l'aide des Conseils qu'il avait détournés du contrôle des menchéviks. Il avait vaincu deux fois, la première d'une façon bourgeoise, la seconde d'une façon prolétarienne.

Mais en détruisant les Conseils après la victoire, la victoire prolétarienne lui échappa et il ne resta historiquement que le vainqueur de la révolution bourgeoise.

Rosa Luxembourg a succombé dans la révolution allemande. Mais elle n'a pas succombé parce qu'elle ne se battait pas dans le parti, comme Lénine en Russie. Bien au contraire, elle succomba parce que la tactique du parti, devenue a-historique en Allemagne, a échoué et qu'elle-même ne fut pas capable d'utiliser l'arme des Conseils, qui correspondait à la lutte révolutionnaire de la classe prolétarienne. Si elle avait mené le prolétariat allemand dans la lutte sous le signe du système des Conseils, elle aurait vraisemblablement connu la victoire. Ainsi, c'est la social-démocratie qui l'emporta, elle qui ne voulait que réaliser la démocratie bourgeoise à l'aide du parti. Et quand le délai imparti à cette démocratie fut passé, sa victoire s'est transformée en une défaite qui amena finalement Hitler au pouvoir.

En Russie, le bolchévisme connut le même sort. La victoire du parti de Lénine suffit pour instaurer le capitalisme, mais non pour réaliser le socialisme. Et le capitalisme, non pas au vieux sens du terme, mais conformément à son développement général, le capitalisme d'Etat. Le fascisme russe, sous la forme de la dictature stalinienne, s'est montré totalement adapté à cette nécessité économique.

Tirons donc les conclusions :

Lénine était selon sa vocation historique l'homme de la révolution bourgeoise en Russie. Pour autant qu'il a outrepassé les limites de cette vocation, il a connu l'échec.

Rosa Luxembourg était selon sa vocation historique la dirigeante de la révolution prolétarienne en Allemagne. Pour autant qu'elle est restée en-deçà des exigences de cette révolution, elle a aussi échoué.

On peut en faire trop ou pas assez dans une révolution, à l'endroit où on est placé par l'histoire. Ce qui importe est de faire ce qu'il faut au bon moment et de façon juste.

Tout ce qui est faux est inexorablement corrigé par l'histoire. Et tous ceux qui agissent dans le mauvais sens sont jugés par elle.


[5] en français dans le texte ( Note de l'Editeur ).

[6] cf. Rosa Luxembourg, « Discours sur le Programme ». dans  : Prudhommeaux. La Commune de Berlin 1918-1919 ( Cahiers Spartacus. C2 ).

[7] cf. Rosa Luxembourg : « Problèmes d'organisation de la Social-démocratie russe » ( 1904 ) dans Marxisme contre Dictature ( Cahiers Spartacus B 56 ).

[8] cf. Prudhommeaux : La Commune de Berlin ( Cahiers Spartacus. C 2 ).

Back Forward Title This Author Return to Homepage