98.06.24
UNE NATION À NAÎTRE
Qu'est-ce qu'on fête le 24 juin? Ça dépend... On a dit
que ceux qui ignorent l'Histoire sont condamnés à la répéter;
il n'est donc pas mauvais de se rappeler que, de mémoire d'homme
- j'en suis la preuve vivante - la Saint-Jean-Baptiste a été
d'abord la Fête de la Race. Nous étions "nés d'une
race fière", notre berceau avait été béni
et notre carrière tracée par le Ciel. Le genre de contexte
qui n'incite pas à des remises en question, de sorte que l'on ne
s'en posait pas trop, des questions.
La "parade" de la St-Jean montrait des zouaves pontificaux, moins
nombreux chaque année; les orphéons des orphelinats - ils
étaient encore pleins - jouaient des marches mussoliniennes pudiquement
présentées en chants scouts; le petit Saint-Jean-Baptiste
fermait la marche, gagnant d'un concours de beauté entre enfants
de notables. Des enfants blonds, bien sûr. En ce temps-là,
les notables se portaient bien et le blond se portait beaucoup. Pas de questions.
Quand est venue la Révolution tranquille et le temps des questions,
Saint-Jean-Baptiste s'est mué en Précurseur. Un prophète
adulte, musclé, vêtu d'une peau de bête. Un type sérieux
qui erre dans le désert et qui pourrait chercher des ennuis. On les
a eu, les ennuis: les bombes de l'ALQ et des deux FLQ, les "trois colombes" - dont
Pierre Trudeau - et, pour finir, les événements d'Octobre
"70. Après ça, Saint-Jean-Baptiste version II a été
mis en veilleuse, comme un écran d'ordinateur.
Quand la St-Jean s'est rallumée en version III, il y a quelques années,
c'était en Fête nationale, avec réjouissances populaires
et allégories triomphalistes commanditées par le gouvernement
et le secteur privé. Le secteur privé se porte bien, la coopération
entre l'État et les nouveaux notables est revenue au zénith.
Plus de questions. Ou plutôt, si: on fête quoi, le 24 juin?
Il faudrait le dire vite et le redire souvent, avant qu'il ne se crée
des malentendus: nous fêtons une nation qui n'existe pas. Nous fêtons
une nation à naître.
Une nation à naître? Mais la "nation québécoise",
alors? "Nous-autres", au sens de Jacques Parizeau le soir du référendum?
"Nous-autres", nous sommes un peuple de blancs, francophones,
étant ou ayant été catholiques et comptant au moins
un ancêtre établi ici avant 1760. Nous sommes une grande famille,
une tribu, un clan, une ethnie, un peuple ... Nous sommes conscients
d'être un tout et d'avoir des affinités. Une nation? Mais oui, pourquoi
pas! Le malentendu, soigneusement entretenu depuis trente ans, ne consiste
pas à dire que nous sommes une nation mais à nous être
approprié le vocable "Québécois".
On dit "Québécois", c'est plus commode; comme"Américain"
sonne mieux que "États-unisien". Mais quand vous et moi
nous disons "nation québécoise" ou "culture
québécoise", c'est à "nous-autres" que
nous pensons: les "blancs, francophones, étant ou ayant été
catholiques et comptant au moins un ancêtre établi ici avant
1760". Nous ne pensons pas à un million d'Autres qui ne sont
pas "nous-autres" mais qui cohabitent avec nous sur le territoire
du Québec. Pas plus que les "Américains" ne pensent
aux Boliviens ou aux Guaranis quand ils définissent la culture américaine.
Mais le Autres sont ici, tout comme les Guaranis sont bien en Amérique.
De sorte que, malgré le vocabulaire politiquement correct qu'on nous
sert - avec souvent, d'ailleurs, pour des motifs électoraux, le ton de ne
pas vraiment y croire - nous savons bien que la notion d'une nation québécoise
tirant son sentiment d'appartenance de ce qu'elle habite au Québec
et se définissant comme telle est une fiction. La nation québécoise
"territoriale" n'existe pas. Pas encore.
Ce qui est là aujourd'hui, sur le territoire du Québec - et
qu'on partage ou non les options de Jacques Parizeau ne change rien à
cette réalité - c'est "nous-autres" ... et les autres.
Les Autres peuvent chanter et danser avec nous, mais nous savons que, même
si officiellement c'est aujourd'hui la fête nationale du Québec,
l'immense majorité d'entre eux ne croient pas plus à une "nation
québécoise" que le Québécois moyen ne croit
que cette fête soit encore celle de Saint-Jean-Baptiste.
Or, si les Autres ne commencent pas à y croire, nous sommes perdus.
Perdus, parce que ce million d'étrangers parmi nous - que personne
ne songe à chasser ni à exterminer mais qui sont là
pour rester - rend inévitable que la population du Québec,
bientôt, ne soit plus ni si blanche ni si post-catholique... mais
qu'elle se réclame en nombre croissant d'ancêtres venus non
pas il y a longtemps de Normandie ou du Poitou, mais de quelque part "ailleurs"
et au cours du vingtième siècle.
Pour que se perpétue une nation québécoise de "nous-autres",
il aurait fallu, il y a cent ans, pour le meilleur ou pour le pire, choisir
la colonisation plutôt que l'expatriation. Il aurait fallu, il y a
cinquante ans, à tort ou à raison, continuer la revanche des
berceaux. Désormais, il n'y aura de nation "québécoise"
- au sens territorial du terme, qui est le seul correct - que si cette nation
intègre les Autres. Ce que nous fêtons aujourd'hui, c'est notre
espoir que cette nation naîtra.
Notre espoir que les Québécois de demain - qui ne seront certes
plus tout à fait "nous -autres" - garderont néanmoins
une culture que nous leur transmettrons et qui les gardera semblables à
nous-mêmes. Une culture francophone. Le 24 juin est d'abord l'affirmation
de notre volonté de garder le Québec français. Il n`y
a pas de logique formelle à ce choix, mais c'est sur ce terrain que
nous avons décidé de jouer notre honneur.
Pas de logique formelle, car nous ne serions pas morts de honte si nous étions
nés au sein de ces 97% de l'humanité qui ne parlent pas français
mais disent néanmoins parfois, en leurs propres mots, des choses
intéressantes; la question n'est pas là. Nous serions honteux,
toutefois, si, étant de ceux qui l'ont appris de leur mère,
nous ou nos enfants CESSIONS de parler français. Honteux comme quelqu'un
à qui on a collé les épaules au plancher; parce que
nous serions conscients alors que moi, vous, "nous-autres", n'avons
simplement pas dit assez de choses intéressantes pour que les "autres"
jugent indispensable de venir nous écouter.
En ce 24 juin, pour que naisse la nation québécoise, prenons
donc la résolution de dire des choses "intéressantes".
Il ne s'agit pas de contraindre les Autres à l'usage du français,
mais de les séduire. Faisons-le. Disons, en français, plus
de choses intéressantes. Rappelons-nous cette réalité
triviale qu'il ne faut pas de Loi 101 pour que tous les grands restaurants
du monde présentent leur menu en français; il suffit d'être
les meilleurs...
Pierre JC Allard
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