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La Terre perd une seconde
au tour

[...] L'année [1998] devra compter
une seconde supplémentaire.

En (petite) partie à cause d'El Niño.

Par Pierre-Yves Frei, in Montres Passion no 11, novembre 1998
([Texte revu et corrigé] par M.K.)


L'année [1998] devra compter une petite seconde supplémentaire, histoire de rattraper les crises de hoquet de notre planète.
A éduite en globe lumineux, la Terre est toujours d'une rondeur parfaite. Et on l'imagine, tournant sur elle-même avec une régularité étonnante, pour que s'écoule, imperturbable, le flot des jours et des nuits. Bref, une belle symphonie toute en perfection. Las! D'une part, notre Terre, loin d'être parfaitement ronde, ressemble plutôt à une poire, ventrue à l'équateur et légèrement aplatie aux pôles, plus au sud qu'au nord d'ailleurs. Quant à la régularité de sa rotation, elle est toute relative. Preuve en est que l'année [1998] devra compter, foi de savants, une petite seconde supplémentaire, histoire de rattraper les crises de hoquet de notre planète bleue.

Une seconde. Une minuscule seconde. Passe encore une minute. Mais une seconde et sur un an de surcroît. Est-ce encore de la précision à ces échelles-là? Ou de la maniaquerie trempée dans un bain de science mégalomane? Disons plutôt que l'appétit vient en mangeant et que le dîner des métrologues d'aujourd'hui s'assaisonne au temps atomique. À ce compte-là, une seconde équivaut désormais à 9 192 631 770 oscillations d'un atome de césium 133.

Toujours plus bas

Descendre au milliardième de seconde, la performance n'est pas banale. À se demander s'il est possible d'aller plus bas encore: «Oui, nous le pouvons, affirme Giovanni Busca, directeur de l'Observatoire cantonal de Neuchâtel. Ici, nous fabriquons et utilisons des horloges un peu différentes, baptisées maser à hydrogène. Elles sont plus précises que celles au césium, mais elles tiennent moins la distance. Elles ne sont pas stables au-delà d'une heure ou deux.»

Ce serait mal connaître la science que de penser qu'elle se contenterait longtemps de ces précisions de courte durée. À l'Observatoire de Neuchâtel, on planche par exemple sur une nouvelle horloge au césium aussi performante que le maser à hydrogène, mais bien plus endurante. Un progrès que l'on doit à une technique révolutionnaire de refroidissement des atomes. Ses inventeurs, William Phillips, Steven Chu et Claude Cohen-Tannoudji, ont d'ailleurs obtenu le Prix Nobel de physique 1997. Le principe consiste à immobiliser les atomes grâce à un piège de faisceaux laser. Coincé dans cette souricière, l'atome voit sa température baisser jusqu'à quelques microdegrés (Kelvin) au-dessus du zéro absolu. Et c'est là le rêve de toute horloge atomique. Car plus les atomes sont calmes, plus leurs oscillations sont stables et donc précises.

Ne reste plus alors qu'à utiliser ces merveilles de technologie pour évaluer la rotation terrestre et débusquer les frissons qui la troublent. Mais comment réaliser cette mesure, alors même que les scientifiques se trouvent à la surface de la Terre et tournent avec elle. «C'est à cause de cela, explique le spécialiste de Neuchâtel, qu'il faut s'extraire du référentiel terrestre, aller chercher ailleurs un point fixe, comme une ancre qui ne subit pas l'influence de notre système solaire.»

Pour y parvenir, les métrologues ont aujourd'hui recours au «Very Long Baseline Interferometry», un réseau international de radiotélescopes. En pratique, il s'agit d'en choisir deux, distants de plusieurs milliers de kilomètres, et de les faire viser un même objet très lointain, une source radio cosmique comme un quasar par exemple. Comme chacun des instruments est couplé à une horloge atomique parfaitement synchronisée, il ne reste plus qu'à calculer la différence de temps que met l'onde radio pour atteindre chacun des télescopes. «Grâce à cet écart, il est possible de mesurer la vitesse de la rotation de la Terre avec une précision d'une dizaine de microsecondes, reprend Giovanni Busca. Et ainsi mettre en évidence des perturbations qui se produisent sur une seule journée.»

Arythmie cardiaque

Nombre de facteurs contribuent à ralentir imperceptiblement, mais régulièrement la vitesse de rotation terrestre. Notre planète souffre par exemple d'arythmie cardiaque. Son coeur métallique, liquide et incandescent, tourne de façon chaotique, imposant son irrégularité à l'ensemble du globe. A ce problème de coeur, il faut ajouter les convulsions du manteau terrestre, victime des assauts gravitationnels de la Lune. On estime que le frottement qui résulte des effets de marée entraîne un ralentissement d'un millième de seconde par siècle. D'ailleurs, notre satellite n'est pas le seul responsable. Le Soleil et les autres planètes participent également à la fête.

Aux caprices astronomiques, il faut ajouter d'autres causes, notoirement terrestres celles-ci, comme la dérive des continents ou encore les variations du niveau de la mer. Plus surprenante peut-être est l'influence des phénomènes météorologiques. Sans doute parce qu'on imagine mal leur légèreté en imposer à l'extraordinaire masse de la planète. Et pourtant, les grands mouvements atmosphériques ont leur mot à dire. Il n'y a qu'à constater l'influence d'El Niño, ce phénomène caractéristique du Pacifique Sud qui parfois inverse les climats entre l'Asie-Océanie et l'Amérique du Sud. Une équipe de chercheurs américains a réussi à chiffrer ses effets. Les résultats, annoncés en mai dernier lors d'une convention à Boston de l'Union américaine de géophysique, montrent un allongement de la longueur du jour d'environ 600 microsecondes pour les années 1997-98. En 1982-83, lors d'un autre El Niño particulièrement fort, l'allongement avait même atteint 800 microsecondes.

Accélérations, ralentissements. Ralentissements, accélérations. Notre globe ressemble à un ballon ballotté par des flots imperceptibles vus d'ici. Et l'on comprend mieux que ses heures méritent quelques ajustements périodiques. D'autant que l'homme lui-même, par une petite erreur de jugement, a ajouté son grain de sel au chaos. En effet, la seconde atomique, définie comme 9 192 631 770 oscillations d'un atome de césium 133, ne divise pas parfaitement le jour réel, astronomique. À la fin de celui-ci, quelques miettes de temps restent en suspens. D'un point de vue scientifique, il suffirait de redéfinir une nouvelle seconde atomique pour remédier au problème. Mais économiquement, on ne veut pas en entendre parler. «Trop de systèmes se basent aujourd'hui sur la définition actuelle de la seconde, précise Giovanni Busca. Il y a tous les projets scientifiques, mais aussi les applications militaires qui emploient des satellites. Sans compter que les différents réseaux de télécommunication se synchronisent grâce à elle. Adopter une nouvelle définition de la seconde coûterait un argent fou. On préfère la méthode des rattrapages.»
Le monde vaut bien une seconde...


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