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Bilan et contre-bilan (7)


Erreur sur la vérité

Rien ne serait arrivé sans une nouvelle posture de certains révolutionnaires face au monde : Assez attendu, de l'action ! Evidemment, pas celle du militant gauchiste épuisé à surenchérir contre le délégué CGT. Eux, se voulaient détenteurs d'une vérité enfin utile. D'une vérité à faire éclater, à en remuer les prolétaires ! Une bombe, mais intellectuelle. L'outil idéal. Le malheur, c'est que la vérité ne ressemble pas à un tournevis ou un ordinateur, et que cet activisme-là n'a pas son pareil pour changer le vrai en faux.

Pannekoek, Mattick, Bordiga... et leurs successeurs ont pu céder à l'attentisme ou au triomphalisme, passer à côté d'un mouvement ou au contraire y voir à tort les signes d'une maturation subversive, mais ils ne se comportaient pas en détenteurs d'une connaissance ( sur l'exploitation ouvrière, le capital, le communisme, un parti politique, n'importe ), dont l'explosion publique puisse retourner une situation, quelle qu'elle fût.

"Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la vérité, c'est qu'on la trouve." Cette phrase inscrite sur la carte de visite de la Vieille Taupe ( la librairie, 1965-73 ), a été reprise par P. Guillaume pour sa nouvelle Vieille Taupe, devenue après 1980 maison d'édition et centre révisionnistes.

Phrase fondatrice, mais de quoi ?

La vérité de la vendeuse de Carrefour, ce n'est pas son indice, ses points-retraite, l'écart entre son revenu et celui du patron tel que le calculerait un délégué syndical, mais qu'elle perde sa vie à la gagner. La vérité de l'URSS, la preuve de son caractère capitaliste, n'était pas les privilèges de la nomenklatura ou le chiffre précis des déportés, mais l'omniprésence du salariat. Conditions de vie d'une vendeuse parisienne et inégalités inouïes au pays du "socialisme", quoiqu'importantes, ne sont pas essentielles pour comprendre l'une et l'autre réalités... qui sont la même. En faire l'essentiel conduit à jouer le comptable, à ignorer ce qu'il y a de commun entre le capitalisme d'ici et celui de là-bas : la communauté d'exploitation et de destin entre cette vendeuse et le prolétaire soviétique.

Le comprendre n'est ni un processus purement intellectuel ( comme on se cultive ), ni un apprentissage ( comme à l'école, avec un bon professeur de révolution ), ni une révélation ( comme un coup de poing qui illumine et aveugle ). La compréhension en est liée à une pratique, commune à la vendeuse et au prolétaire russe.

La vérité n'est pas quelque chose de caché, découvrable par des spécialistes ou théoriciens, et dont le dévoilement changerait d'un coup consciences et comportements.

C'est toujours une belle scène de procès, au cinéma, quand soudain quelqu'un se lève, de préférence des bancs du public, et crie le nom du coupable. Mais la société n'est pas un procès, ni la révolution le tribunal de l'Histoire, et les révolutionnaires ni procureurs ni juges. Seul le démagogue prétend révéler la "vraie" cause de nos malheurs et guérir l'humanité. La vérité est simple, pas évidente.

Ce n'est pas d'hier que quelques-uns cependant croient aux raccourcis du dévoilement. Bon exemple de ce qui ne sert pas à grand chose, la casse nocturne du musée Lénine, rue Marie-Rose à Paris, en 1970, censée ébranler le culte stalinien de Vladimir Oulianov, et donc affaiblir le PCF. L'acte scandalise certains, amuse d'autres, laisse indifférents la plupart, le tract des profanateurs révolutionnaires est un peu cité, un peu tronqué, le PC hurle au scandale anti-communiste, et ....le sens du geste se perd. Non que son caractère minoritaire soit en cause : un acte commis par une poignée d'individus, même scandaleux aux yeux de l'opinion publique, a une portée s'il est en phase avec une poussée sociale. Ici, on reste dans la sphère de l'idéologie, on se borne à provoquer, en supposant ( acte de foi ) la situation mûre pour une implosion du PC : tout se passe en effet comme si les iconoclastes le voyaient moribond et survivant par l'adoration d'une idole qu'il suffit de désacraliser pour que vacille le bunker du colonel Fabien. On se figure un PC privé de réalité matérielle et maintenu artificiellement par la manipulation de symboles eux-mêmes vidés de signification depuis des lustres, auxquels les adhérents font semblant d'adhérer mais qu'ils seront ravis de voir déboulonner. En résumé :

- La crise générale est là.

- La société tient encore par ses représentations.

- Mais la crise ne les a pas épargnées, il n'en reste que la forme, l'enveloppe, le discours entretenu par ceux qui ont un intérêt à le faire ( au XVIIIe, on aurait dit : les prêtres, fin XXe ce sont, dans le cas du PC, les permanents, mais bien plus les intellectuels, les médias... ).

- Dire tout haut ce qui est déjà dans toutes les têtes suffit donc à remporter des victoires mentales décisives.

Des groupes trotzkystes, les uns dans les syndicats, d'autres face aux partis staliniens ou socio-démocrates, auront voué des existences entières à démasquer les bureaucrates faisant "écran" entre la révolution et les masses. Une fraction de l'ultra-gauche renouait paradoxalement avec ces subtiles pédagogies refusées en leur temps par les gauches allemande et italienne.

L'unique effet du saccage du musée Lénine fut bien sûr de ressouder brièvement les fidèles autour de leur saint patron ( imagine-t-on dégoûter le catholique de sa religion en souillant son hostie ? ). Mais, mutatis mutandis, c'est le même schéma opératoire ( le même impensé également ) qui était à l'oeuvre cette nuit de 1970 et près de 20 ans plus tard quand la néo-Vieille Taupe embarque dans la galère faurissonniène.

Le PC était une cible vaste mais partielle : il en fallait une autre, non plus un ennemi privilégié du prolétariat mais l'ennemi général concentrant en lui tous les ennemis particuliers, un adversaire formidable quoique reposant sur une pointe fine, si fragile donc, le Grand Masque, quelque chose en quoi tout le monde croit mais soit prêt à ne plus croire, comme on se réveille d'un cauchemar.

Mené avec systématisme, le dévoilement scandaleux se mit en chasse du plus grand mensonge possible. Celui-ci devait coïncider avec la vérité la plus affirmée de notre temps : celle admise quasiment de tous, et pour cette raison forcément fausse, celle donc dont la démolition secouerait tout. Or quelle est la croyance universelle, qui plus est manipulée ( nous retrouvons là le stalinophobe ) par la gauche et le PC ? celle concernant l'horreur des camps nazis, en particulier le judéocide, et plus encore son instrument : les chambres à gaz.

Ces radicaux auraient pu s'en prendre à une autre vérité universelle : que l'argent est indispensable à la vie sociale, par exemple. Cela n'aurait violé aucun tabou. P.Guillaume aurait pu aussi briser un interdit majeur comme la pédophilie. Non : il fallait un phénomène historique massif, un concentré de notre siècle, drame nouant tous les fils de ses passions et aberrations. Les Russes ont payé en nombre un lourd tribut à la guerre, Hiroshima et Nagasaki restent uniques en leur genre, mais seul le massacre des Juifs est et représente un fait de portée internationale, au-delà du criminel et de la victime, résonnant jusqu'au Moyen Orient actuel.

Différent des massacres antérieurs et contemporains par son caractère systématique, le génocide l'est en effet aussi par son usage ultérieur.

Contre ceux qui soutenaient que 39-45 avait pour fonction un partage du monde et un embrigadement des prolétaires, l'antifascisme démocratique avait trouvé sa justification définitive dans l'atrocité concentrationnaire et le génocide. Quoi que démocraties parlementaires et régimes staliniens aient perpétré en Algérie, au Vietnam, au Goulag ou ailleurs, ils n'en avaient pas moins abattu Hitler, mis fin à Auschwitz, et devenaient de ce seul fait, sinon honorables, du moins préférables au pire.

Instrumentalisé par le démocratisme, Auschwitz le fut à son tour par des individus et groupes à prétention ( initialement ) révolutionnaire.

Supposons quelqu'un qui justifie de bonne foi l'existence des prisons afin de préserver la société des assassins d'enfants, violeurs, sadiques, etc. Vais-je nier la matérialité de ces crimes, les relativiser, en renvoyer partiellement la responsabilité sur les victimes ? Ou bien, vais-je expliquer que la prison n'est de toute façon pas la solution ?

Au lieu de considérer l'exploitation politique du génocide, une part des radicaux se retrouva aux prises avec la version officielle de l'existence des chambres à gaz, promue clé de voûte à démolir toute affaire cassante.

Au lieu d'un universel à partager dans une pratique commune, ils firent de la vérité un secret à démasquer. D'où le culte de l'expert, forcément délirant puisqu'ayant raison contre tous et tirant son bien-fondé de son rejet par tous.

La campagne révisionniste des radicaux se piégeait elle-même en luttant pour s'imposer dans l'opinion publique. Certains discours ne sont pas modifiables de l'intérieur.

Intervenir dans les médias pour énoncer le vrai n'a qu'un sens... médiatique. Dire la vérité à la télé est d'abord parler à la télé, elle-même mensonge plus général et plus grave que toutes les vérités qui peuvent s'y tenir, parce que plaçant le spectateur dans un rapport passif donc faux, qui désamorce toute vérité affirmée.

Ni dicible ni audible n'importe où, la vérité n'est pas littérale. Le nom du coupable d'un meurtre en livre-t-il le sens ?


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