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« Bilan » Contre-Révolution en Espagne - Présentation (1)


TOTALITARISME ET FASCISME

Les horreurs du fascisme n'étaient ni les premières, ni les dernières, ni, quoi qu'on en dise, les pires. [1] Elles n'avaient rien à envier aux massacres « normaux » des guerres, famines, etc. Pour les prolétaires, c'était la réédition en plus systématique d'autres terreurs vécues en 1832, 1848, 1871, 1919, ... Pourtant le fascisme occupe une place de choix, sinon la première, dans le spectacle des horreurs. Cette fois-là, en effet, on frappait aussi bien des bourgeois et une bonne partie de la classe politique, ainsi que la tête et même le corps des organisations ouvrières officielles. Pour les bourgeois et petits bourgeois, il s'agit d'un phénomène anormal, inexplicable, sauf par des causes psychologiques, une dégradation des valeurs démocratiques. L'antifascisme libéral fait du fascisme une perversion de la civilisation occidentale, entretenant ainsi un effet contraire : la fascination sadomasochiste du fascisme rendue aujourd'hui célèbre à travers le bric-à-brac « rétro ». L'humanisme occidental ne comprendra jamais que les croix gammées arborées par les Hells Angels, lui renvoient l'image inversée de son propre fantasme du fascisme. La logique de cette attitude se résume à ceci : si le fascisme est le Mal absolu, alors choisissons le mal, inversons les valeurs : phénomène typique d'une époque déboussolée.

L'analyse « marxiste » habituelle ne s'attarde évidemment pas sur la psychologie. L'interprétation du fascisme comme instrument du « grand capital » est devenue classique depuis D. Guérin. Mais son sérieux en masque l'erreur centrale. La quasi-totalité des études « marxistes » entretiennent l'idée que malgré tout, le fascisme était évitable en 1922 ou 1933, et le réduit à une arme utilisée par le capitalisme à un moment, et qu'il aurait pu remplacer par une autre, si le mouvement ouvrier avait exercé une pression suffisante en ce sens, au lieu de prouver seulement son sectarisme et ses divisions. Bien sûr, il n'y aurait pas eu de « révolution », mais au moins l'Europe aurait évité le nazisme, les camps, etc. Derrière des considérations fort justes sur les classes, l'Etat, le lien entre fascisme et grande industrie, cette vision sert à ne pas voir que le fascisme s'inscrit dans un double échec : échec des révolutionnaires écrasés par la sociale-démocratie et la démocratie parlementaire; puis échec des démocrates et sociaux-démocrates à gérer efficacement le capital. La venue au pouvoir du fascisme, et plus encore sa nature, restent incompréhensibles en dehors de la période précédente, de la lutte de classes antérieure et de ses limites. On ne comprend pas l'un sans l'autre. Ce n'est pas un hasard si D. Guérin se trompe à la fois sur le Front Populaire, où il voit une « révolution manquée », et sur la signification du fascisme.

Le paradoxe, et le secret de la mystification antifasciste, est que les démocrates masquent d'autant mieux la nature du fascisme qu'ils déploient une radicalité apparente en criant partout au fascisme depuis plus de cinquante ans. Cette pratique n'est pas nouvelle.

« Fascisme par-ci, fascisme par-là. L'Action Française, c'est le fascisme. Le Bloc National, c'est lé fascisme.. Tous les jours, pendant six mois, l'Humanité nous réservait une surprise fasciste. Un jour, énorme manchette sur six colonnes : « A bas le Sénat fasciste ! ». Une autre fois, un imprimeur refusant de tirer un journal communiste : « Coup de force fasciste »...

Il n'y a pas plus de bolchevisme ni de fascisme en France que de kérenskisme. La Liberté et l'Humanité auront beau s'essouffler, le fascisme qu'elles nous fabriquent n'est pas viable : les conditions objectives de son existence ne sont pas encore réalisées...

On ne peut pas laisser le champ libre à la réaction : inutile de baptiser celle-ci fascisme pour la combattre. » ( B. Souvarine, Bulletin Communiste, 27 novembre 1925. )

A une époque d'inflation verbale, le seul fait d'évoquer le « fascisme » est devenu un signe de radicalité, alors qu'il prouve une confusion et une concession théorique à l'Etat et au capital. L'essence de l'antifascisme consiste à lutter contre le fascisme en promouvant la démocratie, c'est-à-dire à lutter non pour détruire le capitalisme, mais pour le forcer à renoncer à se faire totalitaire. Le socialisme étant identifié à une démocratie totale, et le capitalisme à une fascisation de plus en plus grande, l'antagonisme prolétariat-capital, communisme-salariat, prolétariat-Etat, est renvoyé dans un autre monde au profit de l'antagonisme « démocratie »-« fascisme », présenté comme la quintessence de la perspective révolutionnaire. L'antifascisme n'y parvient qu'en mélangeant deux phénomènes : le « fascisme » proprement dit, et l'évolution du capital et de l'Etat vers le totalitarisme. En rapportant toujours le second phénomène au premier, on fait passer la partie pour le tout, on masque la cause des deux, on renforce ce qu'on croit combattre.

On ne saisira pas l'évolution du capital et de ses formes totalitaires actuelles à partir de la dénonciation d'un « fascisme » latent : mais le fascisme à partir de cette évolution du capital vers le totalitarisme, dont le fascisme fut un cas particulier, et où la démocratie joua et joue un rôle aussi contre-révolutionnaire que le fascisme. C'est un abus de langage que de parler aujourd'hui d'un fascisme indolore, non violent, ou qui ne détruirait pas les organes traditionnels du mouvement ouvrier. Le fascisme fut un mouvement limité dans le temps et l'espace. La situation de l'Europe après 1918 lui donna ses traits originaux qui ne se répéteront plus.

Qu'y a-t-il au fond du fascisme, sinon l'unification économique et politique du capital, tendance devenue générale depuis 1914 ? Le fascisme fut une façon particulière de la réaliser dans des pays -- Italie et Allemagne -- où l'Etat s'avérait incapable de faire régner l'ordre ( y compris dans la bourgeoisie ), bien que la révolution ait été étouffée. Il est essentiel au fascisme qu'il soit né dans la rue, qu'il ait suscité le désordre pour l'ordre, mouvement d'anciennes classes moyennes aboutissant à leur réduction plus ou moins violente, régénérant de l'extérieur l'Etat traditionnel incapable de résoudre la crise du capital.

C'était bien une crise de l'Etat lors du passage à la domination totale du capital sur la société. Il faut les organisations ouvrières pour mater la révolution, il faut ensuite les fascistes pour mettre fin au désordre qui s'ensuit. Crise mal surmontée à l'époque : l'Etat fasciste n'était efficace qu'en apparence, car il reposait sur l'exclusion systématique des salariés de la vie sociale. Mais crise relativement surmontée par l'Etat tentaculaire actuel. L'Etat démocratique se donne tous les moyens du fascisme, sinon plus, car il intègre les organisations ouvrières sans les anéantir. L'unification sociale va au-delà de celle effectuée par le fascisme, mais le fascisme en tant que mouvement spécifique a disparu. Il correspondait à la discipline forcée de la bourgeoisie sous la pression de l'Etat, dans un contexte original.

La bourgeoisie a emprunté jusqu'à leur nom aux organisations ouvrières qui souvent s'appelaient « faisceaux » en Italie. Il est significatif que le fascisme se définisse d'abord comme forme d'organisation et non comme programme. Son seul programme est de réunir en faisceau, de faire converger de gré ou de force les éléments composant la société :

« Le fascisme vole au prolétariat son secret : l'organisation... Le libéralisme est tout idéologie, et en rien organisation; le fascisme est tout organisation, en rien idéologie. » ( Bordiga )

La dictature n'est pas une arme du capital, comme s'il pouvait y substituer d'autres moins meurtrières; mais une tendance du capital, qui se réalise dès que nécessaire. « Revenir » à la démocratie parlementaire après la dictature, comme en Allemagne après 1945, signifie seulement que la dictature est inutile ( jusqu'à la prochaine fois ) en tant qu'intégration des masses à l'Etat. Le problème n'est donc pas que la démocratie assure une exploitation plus douce que la dictature - chacun préférerait être exploité à la suédoise que torturé à la brésilienne. Mais a-t-on le CHOIX ? Cette démocratie se transformera elle-même en dictature dès qu'il le faudra. L'Etat ne peut avoir qu'une fonction, qu'il remplit démocratiquement ou dictatorialement. On pourrait préférer la première manière à la seconde, mais non infléchir l'Etat pour le forcer à employer la première. Les formes politiques que se donne le capital ne dépendent pas plus de l'action des ouvriers que des intentions de la bourgeoisie. Weimar a capitulé devant Hitler, elle lui a ouvert les bras. Et le Front Populaire de Blum n'a pas « évité le fascisme », car la France de 1936 n'avait pas besoin d'unifier son capital et de réduire ses classes moyennes. Il n'existe pas de choix politique auquel le prolétariat pourrait être convié ou s'inviter de force.

On se moque d'Hitler pour n'avoir retenu de la sociale-démocratie viennoise que ses méthodes de propagande. Et alors ? La « vérité » du socialisme était plus là que dans l'austro-marxisme distingué. Le problème commun à la sociale-démocratie et au nazisme était d'encadrer les masses, et de les réprimer si besoin. Ce sont des socialistes et non des nazis qui ont écrasé des insurrections ( cela n'empêche pas le S.P.D, actuel, de nouveau au pouvoir comme en 1919, de publier un timbre officiel en l'honneur de R. Luxembourg qu'il fit tuer en 1919 ). La dictature vient toujours après que les prolétaires aient été battus par la démocratie, les syndicats et les parties de gauche. Inversement, socialisme et nazisme ont également contribué à une amélioration ( provisoire ) du niveau de vie. Comme le S.P.D., Hitler s'est fait l'instrument d'un mouvement social dont le contenu lui échappait. Il se battait pour le pouvoir, comme le S.P.D, pour sa fonction de médiateur entre les ouvriers et le capital : mais tous deux ont également servi le capitalisme qui s'est débarrassé d'eux une fois leur tâche respective accomplie.

 
Notes
[1] Cf. Auschwitz ou le grand alibi, texte de Programme Communiste, reproduit en supplément au ri, 5 du Mouvement Communiste, octobre 1973. L'opinion publique ne reproche pas tant au nazisme son horreur, car depuis les autres Etats et simplement l'organisation capitaliste de l'économie mondiale ont fait mourir de faim ou dans des guerres autant d'hommes qu'il en avait lui-même tués ou mis en camp. Elle lui reproche surtout de l'avoir fait exprès, d'avoir été consciemment méchant, d'avoir « décidé » d'exterminer les juifs. Personne n'est « responsable » des famines qui déciment des populations, mais les nazis, eux, ont voulu exterminer. Pour extirper ce moralisme et cette absurdité, il importe d'avoir une conception matérialiste des camps de concentration, montrant qu'il ne s'agissait pas d'un monde aberrant ou démentiel, et qu'il obéissait au contraire à la logique capitaliste « normale » appliquée seulement à des circonstances spéciales. Dans leur origine comme dans leur fonctionnement, les camps faisaient partie de l'univers marchand capitaliste. Les ouvrages de P. Rassinier sont utiles à cet égard : cf. entre autres Le mensonge d'Ulysse et Ulysse trahi par les siens. Le mensonge d'Ulysse a été réédité par La Vieille Taupe, 1979.

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