Sénilité extrémiste

La porte grinça légèrement avant de s'ouvrir violemment sur un néant sombre. Apparues dans la lumière trois silhouettes en survêtement de sport, casquette de base-ball vissée sur la tête. D'une démarche ondulante exagérément chaloupée, ils entrèrent dans ce minuscule logement tel les maîtres des lieux. La vieille dame, affolée, regarda les trois créatures de la nuit, avec suffisamment d'effroi pour pouvoir émettre un faible cri.

L'un d'eux commença une perquisition des lieux en brisant tout ce qui ne présentait aucun intérêt, pendant que les deux autres encadrèrent la vieille dame. Son cri perça enfin pour être aussitôt bвillonné. La suite se perdit dans le bruit des coups et le fracas du verre.

Plus tard, bien plus tard, la vieille dame encore sous le choc, les mains dansant une peur incontrôlable, les yeux brûlés de larmes, réussit à saisir le combiné téléphonique et à composer le 17.

 

Le gyrophare découpa la nuit par intermittence pour révéler une grande citée HLM bleutée. Des uniformes se précipitèrent jusqu'au petit logement et encadrèrent aussitôt la vieille dame pour la réconforter. Un inspecteur arriva peu après pour recueillir la déposition et trouva la dame emmitouflée dans une couverture, une tasse de thé brûlant à la main.

_ Bonsoir madame. Lança-t-il avant de prendre place sur une chaise face à la victime. La femme le toisa un instant du regard, comme pour le sonder, avant de répondre d'une voix brisée :

_ Bonsoir jeune homme.

_ Pouvez-vous nous décrire les faîts ? Avec un maximum de détails je vous prie.

La vieille dame replongea ses souvenirs une heure auparavant et livra l' agression, la violence des coups, les questions, la fouille, le vol et pour finir, le signalement.

_ Pardon ? Voulez-vous répéter ?

_ Il s'agissait de trois arabes, des maghrébins si vous préférez.

Un vague froid s'installa, chacun suspendit son geste comme pétrifié.

_ Vous confirmez votre déclaration donc ?

_ Bien entendu jeune homme, je ne suis pas encore sénile ! Je sais reconnaître trois arabes quand j'en vois ! La cité n'en manque pas d' ailleurs.

L'inspecteur cessa d'écrire sur son calepin, attrapa son talkie-walkie pour y lancer une phrase inaudible. La réponse le fut également, tout comme la suite des évènements.

_ Brigadier, passez-lui les menottes. Cette.personne est dorénavant en garde à vue !

La vieille dame en lâcha sa tasse de stupeur, et malgré ses protestations, fut emmenée manu militari jusqu'au commissariat.

La ronde des questions reprit : Nom, prénom, nom du père, de la mère, des grands-parents, date de naissance, lieu, veuve depuis quand, pourquoi, activité du mari, ses préférences politiques, les siennes. Inlassablement.

Quarante huit heures s'écoulèrent comme autant de larmes sur son visage fatigué. A maintes reprises, elle dut prendre des pilules pour son coeur usé, payer quelques rares sandwiches, supplier quelques verres d'eau, humiliée par la fouille et ses visites aux toilettes, la porte ouverte. Tout cela sans comprendre. Elle ne comprit pas davantage son passage dans le bureau du Procureur qui signa sa mise en détention préventive sans même lever les yeux et une lourde porte d'acier se referma sur elle comme un caveau sombre et humide.

 

Assise sur sa paillasse, elle égrena le temps comme un chapelet usé, comptant des minutes qui étaient des heures. Quelle importance de toute façon, le temps n'était plus à ses yeux qu'un vague sursis. Elle reçut un avocat nommé d'office, un jeune loup récemment promu aux dents scintillantes, à l'haleine fraîche, au costume impeccable, à la calvitie naissante. Il avait eu pleins de bons mots dans la bouche, comme espoir, relaxe, acquittement, mais aucun pour expliquer l'internement. Et le silence s'installa une fois de plus sur ce lieu, à peine troublé par les repas ou la promenade obligatoire. Un cri parfois s'élevait, de jour comme de nuit, venu de Dieu sait où avant de s'éteindre longuement.

 

Le car de police attendait portes ouvertes quand elle déboucha dans la cour, baignée d'une lumière intense. Il faisait un temps magnifique et elle monta dans le véhicule doucement, entravée par de nombreuses chaînes.

Le tribunal, avec sa grande salle fraîche et ses boiseries sculptées avait un côté apaisant et paradoxalement, terrifiant. Elle prit place sur un siège en bois et scruta la salle. Des visages hermétiques, froids, la dévisageaient sévèrement. Elle ne reconnut personne, hormis son avocat. Celui-ci la salua avec des effets de manches, la rassura, et elle se consacra aux hommes de loi. Le Procureur lisait un dossier, le Juge discutait à voix basse avec des jeunes gens avant de se retirer. Une vague agitation aseptisée animait tous les acteurs de la Justice.

Puis un huissier claironna :

_ Mesdames et messieurs, la Cour !

Aussitôt, tous se mirent debout et la vieille dame eut du mal à se redresser. Le Juge entra avec sa suite et prit place. L'huissier annonça :

_ Affaire Etat Franзais contre Madame Durieux.

A ces mots, le Procureur s'avança au centre du tribunal, et d'une puissante voix, attaqua :

_ Mesdames, messieurs, monsieur le Juge, l'affaire qui nous réunit aujourd'hui est fort simple. La prévenue, ci-présente, est accusée de racisme qualifié, de fascisme passif ainsi que de coups et blessures.

Un brouhaha d'indignation s'éleva, aussitôt maîtrisé par le Juge. Ce dernier reprit d'une voix claire :

_ Madame Durieux, comprenez-vous l'accusation ?

Elle en était coite, les yeux ouverts sur une stupeur sans nom, quand son avocat reprit :

_ Parfaitement votre Honneur, tout cela est limpide pour nous.

_ Poursuivez je vous prie.

Le Procureur se tourna vers la salle avant de reprendre :

_ Dans la nuit du 4 au 5 janvier 2002, l'accusée a reçu à son domicile trois sympathiques jeunes hommes appartenant à sa cité. Autant dire trois voisins. Ces derniers ont dû montrer un courage exemplaire ainsi qu'une volonté infaillible pour parvenir au domicile cité. La porte, rendez-vous compte, était fermée à clé, assortie d'une chaîne de sécurité..

_ Objection votre Honneur, ma cliente n'a pas fait poser de porte particulière, il y a lieu de se retourner contre l'office des HLM а ce sujet.

_ Objection retenue, greffier, préparez une notice à ce sujet, monsieur le Procureur, veuillez poursuivre.

_ Bien votre Honneur. Donc, la porte ouverte, nos trois jeunes ont rapidement été confrontés à une personne agressive, peu sympathique, réfractaire même qui ne leur a laissé aucun autre choix qu'une fouille méthodique du logement. Ce dernier ne recelait d'ailleurs, aucun butin digne de ce nom, la prévenue ayant vraisemblablement dissimulé ses économies.

Un autre tumulte d'indignation gronda un instant. Le Juge reprit :

_ Madame Durieux, avez-vous oui ou non dissimulé votre pension à votre domicile ? Je vous rappelle que vous êtes sous serment et un mensonge sera considéré comme un parjure.

Avant que la vieille dame ne réponde, l'avocat se redressa sur ses ergots :

_ Non votre Honneur, ma cliente n'avait que son porte-monnaie. Au moment des faits, sa pension n'ayant pas encore été virée, elle ne pouvait en disposer, comme l'atteste le document bancaire référencé en A13.

_ M'enfin, elle n'avait pas un petit pécule, quelques économies, des bijoux, rien ?

_ Non votre Honneur, elle ne dispose que d'une maigre pension de retraitée, assortie d'un petit quelque chose de son défunt mari, ancien militaire.

_ Parlons-en !! Coupa le Procureur. Son mari a, dès le plus jeune age, marqué sa haine contre les ethnies différentes ! Engagé dans le maquis à l' age de seize ans, il a souillé de sang ses mains plusieurs fois avant de remettre ça en Algérie, durant le différent qui opposait nos deux pays.

_ Objection votre Honneur, il ne s'agit lа que de ouïe dire !!

_ Mais, nous en avons la preuve mon cher Maître ! Les voici, énoncées comme des faits, et non comme des ragots !

_ Objection rejetée ! Poursuivez monsieur le Procureur.

_ N'est-il pas vrai qu'en mars 1959, le 8 à 16h30 pour être précis, le sergent Durieux a repoussé à la mitrailleuse un groupe de Fellaghas venus pacifiquement, les armes à la main ? Tuant dix sept valeureux soldats et en estropiant à vie vingt deux autres ? Pour cet acte de lâcheté, n'a-t-il pas reçu à tort la médaille du mérite ? Comme l'atteste le document référencé en K8. Et ce n'est pas tout ! Le 29 juillet de cette même année, nous avons recueilli bons nombres de témoignage affirmant que le sergent chef Durieux n 'a pas hésité à abattre une dizaine d'hommes supposés armés, pour défendre quelques malheureux civils, soit disant terrorisés, mais qui de toute évidence, ne comprenaient rien à la situation réelle !! Dois-je poursuivre ?

L'avocat s'avoua vaincu d'un signe de la main.

_ Donc, il est parfaitement établi pour nous que madame Durieux, durant sa vie au côté d'un tel boucher, ne pouvait faire autrement que d'en épouser également les idées !

La salle relança vivement sa protestation et des femmes se voilèrent pour cacher leur honte. Le Juge eut plus de peine pour rétablir le silence.

_ Madame Durieux, reconnaissez-vous ces faits ?

Sa bouche encore ouverte sur sa stupeur, elle regarda le Procureur comme s' il s'agissait d'un extraterrestre.

_ Oui, nous reconnaissons ces faits. Lança l'avocat.

_ Revenons au débat je vous prie, il ne s'agit nullement du procès de monsieur Durieux.

_ Parfaitement votre Honneur, mais il était important de souligner cet épisode sombre de notre histoire, pour établir d'où vient cette haine dévorant l'accusée. Pour en revenir à cette soirée d'hiver, nos trois jeunes n'ont eu donc qu'un bien maigre butin et se sont donc constitués partie civile pour faire valoir leurs droits en tant que victimes. La prime du fond social, en tel cas, est malheureusement bien maigre malgré une sérieuse étude à ce sujet par nos élus, car il semble qu'ils soient hélas, bien moins dynamiques que nos jeunes protégés.

Quelques rires fusèrent, détendant l'atmosphère pesante du tribunal.

Le Juge sourit également en ramenant mollement le calme de son maillet.

_ Monsieur le Procureur, voulez-vous interroger l'accusée ?

_ Non votre Honneur, l'accusation se suffit à elle-même.

_ Bien ! Maître, c'est à vous !

_ Mesdames et messieurs, votre Honneur, monsieur le Procureur. Ma cliente ici présente n'est pas ce que les apparences laissent à penser. Il s'agit avant tout d'une victime.

_ Maître, je vous rappelle à l'ordre ! Pesez vos mots ! Il a été clairement établi que votre cliente est coupable !

_ Pardonnez mon zèle votre Honneur, ceci est ma première affaire. Je reprends donc, ma cliente est donc la victime d'un système obsolète, désuet de nos jours, mais dont elle est issue. Les nombreux témoignages dont je ne doute pas de la véracité le prouvent. Mais hormis cela, elle a dû, seule, s' adapter et mettre en balance tous ces faits. Son grand âge, 86 ans, je vous le rappelle, nous laisse supposer en toute logique un manque de discernement flagrant. Aussi, il serait souhaitable que madame Durieux soit rapidement prise en charge par un service médicalé adapté et je me vois contrains de demander la relaxe pure et simple de ma cliente pour débilité sénile !

La vieille dame s'en redressa d'indignation dans son box :

_ Non mais dites donc ! Traitez-moi de folle tant que vous y êtes !

_ Silence ! Taisez-vous ! Vous n'avez pas la parole ! Encore une intervention de ce genre et je vous condamne pour outrages à Magistrats ! Maître, poursuivez !

_ J'en ai fini votre Honneur, cela est notre défense.

_ Bien, pouvons-nous entendre la partie civile maintenant ?

A ces mots, un huissier fit entrer les trois témoins, toujours en survêtement et casquette de base-ball.

_ Ce sont eux !! Je les reconnais monsieur le Juge ! S'écria la vielle dame en pointant un doigt accusateur sur le trio.

_ Silence ! Greffier, notez 1000 euros d'amende pour outrage ! Avancez-vous mes enfants, chacun votre tour, ne craignez rien. Elle ne peut pas vous faire de mal.

L'un des jeunes s'avança donc à la barre des témoins de sa démarche dansante.

_ Veuillez décliner votre identité, adresse et nationalité je vous prie.

_ Heu. ji m'appille Mohammed Benssaouï, ji habite la ville, à la cité di crépouscoule. Ji si né li 10 nouvembre 1985 à Alger mi ji suis françis ! Et honorabliment counnu di service di poulice !

_ Votre Honneur, il est important de signaler que le jeune Mohammed a reçu de la ville la médaille de citoyen pour son action sociale auprès des personnes âgées !

_ Ah ! Très bien ! J'en prends bonne note monsieur le Procureur ! Continuez mon jeune ami, quelles sont vos demandes ?

_ Ji veux jiste li minimum, personnellement, ji pas eu di problime avic li dame. C'est mon frire qui a eu les ennuis. Ji veux jiste li respect et du pognon, missieur le juge !

Le Juge sourit un instant en bon père de famille avant de poursuivre :

_ Ceci est très clair, vous pouvez vous rasseoir. A vous je vous prie.

Celui en survêtement Adidas scintillant approcha, les « Nike » étincelantes aux pieds amortirent tout juste le balancement du corps.

_ Déclinez votre identité, adresse et nationalité également.

_ Moi ? Chuis Moussadh Ali Ben Massi, mais tout l'monde m'appelle Momo ! J' habite la cité comme mon frère te l'a expliqué présentement. Chuis né à Lyon l'17 Février 1985, français aussi.

_ Parfait, parfait. Indiquez-nous vos griefs.

_ Kes tu racontes lа m'sieur l'Juge ?

_ Quelles sont vos demandes, pardon.

_ Ah ! Tu veux savoir c'est quoi que j'veux ! Moi, j'veux le maximum ! Faut pas déconner, elle est lourdingue la vioque ! Y a rien dans sa piaule ! Sa téloche, c'est d'la daube, même pas une marque ! On a bossé comme des malades, même que Manu et moi, on s'les tapé presque deux heures c'te vieille peau ! Y a bien l'inspecteur Mescouilles lа, comment qu'y s'appelle ce blaireau d'ja ?

_ Inspecteur Bonnafieu ! Précisa aussitôt le Procureur.

_ Ah ! V'lа ! C'est c'bouffon ! Il nous a filé du liquide lа, la connerie du fond social, mais c'est quedalle, ça couvre pas les frais ça mon pote ! Faut la faire cracher la vieille ! Faut qu'elle crache c'te vieille pute !

_ Très bien mon jeune ami, votre requête est entendue, vous pouvez vous asseoir également. A votre tour jeune homme, avancez-vous à la barre et énoncez vos qualités.

_ Yo man ! Salut Juge ! Moi c'est Emmanuel Farid, Dit Manu ! J'crèche pareil qu'eux à la cité du Crépuscule. Chui né le 17 août 1984 à Villeurbanne, tu vois où c'est whe ? Ah oui, chui français aussi ! Ah ! Autre chose ! C'est moi que je commande lа !

_ Parfait, très bien. Je vois dans le dossier que c'est vous qui avez subi les violences. Vous voulez nous en parler ? Ou cela est-il encore traumatisant pour vous ?

_ Ah whe whe !! Sans déconner ! J'me suis niqué l'épaule dans la porte de c' te vieille crevure ! J'avais un putain de bleu comack ! C'est pour t'dire, Juge, j'ai pas pu baiser ma meuf c'soir lа ! Ta l'certificat du véto lа, sur ton burlingue ! ITT ça s'appelle c'te connerie ! 15 jours putain ! Si j' avais su, comment que j't'l'aurai enculé la vioque !

_ Objection votre Honneur ! La porte n'incombe pas à madame Durieux ! Nous en revenons au problème de fond.

_ Maître, n'interrompez pas le témoignage crucial et douloureux de la victime ! Vous parlerez en temps et en heure !

_ Hé ta gueule l'baveux ! T'a pas sonné vieux con, ferme ton claque merde putain ! Va niquer ta race, allez va va va !! Il nous fait quoi ce pédé ?

_ Allons, du calme, il ne nous dérangera plus, poursuivez votre récit.

_ C'est comme j't'ai dit putain, j'me nique l'épaule dans c'te putain d' porte à la con ! Tout ça pour mes couilles ! Y avait rien dans sa turne ! Remarque, on est sympa nous, pour t'dire ! On l'avait déjà visité sa piaule à la vioque, un coup qu'elle était pas là. Pareil, on n'avait rien trouvé, mais bon, on n'est pas des pourris, on n'avait rien dit. Juste pour se marrer un coup et lui faire une bonne blague, on avait bazardé son chat par la fenêtre du 13ème étage. Tu vois, sympa quoi, cools les mecs. Mais là, faut pas déconner ! Elle sort jamais c'te crevure en plus ! C'est pas faute de guetter, m'sieur l'Juge ! Déjà, mon tit frère Kamel a jamais réussi à lui chouraver son sac à c'te pouffiasse ! Là non plus, on n'avait rien dit, pourtant, on est malheureux sans déconner ! C'est vrai merde, c'est dur d' vivre dans la cité. Tiens, toi Juge, t'y vivrais toi ? Non, sans déc. ! Faut pas charier merde ! Déjà la beuh, ça rapporte pas trop, les bagnoles tirées non plus, si les vioques veulent plus douiller quand on s'occupe d'eux !! Où qu'on va là ?? Et c'te putain qui vient nous cracher son venin sur moi et mes potes ? Ah non, c'est trop là !! Y a des limites au respect ! Qu'elle crève la vioque ! Qu'elle paye putain !!!

Et il conclut sa « plaidoirie » en crachant bruyamment par terre.

La salle se retint de justesse d'applaudir !

_ Maître, vous pouvez interroger les témoins si vous le souhaitez maintenant.

L'homme de la défense se releva, ébouriffa ses longues manches noires un instant avant d'attaquer :

_ Jeune homme, merci de votre attention. Pouvez-vous indiquer à la Cour comment était la porte de la vict... de l'accusée pardon. Etait-elle fermée à clef par exemple ?

_ Ben whe connard ! J'ai une gueule à défoncer des portes ouvertes moi ?

La salle rit bruyamment à la boutade ainsi que le témoin, découvrant joyeusement ses dents, du moins, l'absence de dents. Le Juge, bon enfant, ramena une fois de plus le calme en souriant.

_ La Cour notera que l'accusée tenait sa porte fermée à clef, rompant de ce fait toute communication possible ! C'est lа une marque totale d'intolérance et de refus de l'autre !

_ Merci de votre appréciation monsieur le Procureur, laissons la défense s' enliser sans nous.

L'avocat rougit violemment et toussota pour sa contenance :

_ Mais. a-t-elle vraiment été aussi hostile que vous le prétendez ? Avait-elle une arme, quelque chose du genre ?

_ Je rêve là ? C'est pas possible ! Tu viens d'où toi, trou du cul ? J'te dis qu'elle se barricadait comme dans un fort, elle a braillé sa mère même qu'on a du lui ravager la gueule à coups de lattes pour qu'elle la ferme et tu la trouves pas hostile toi ? Bouffon va ! Nique tes morts fils de pute !

_ Oui, j'entends bien, mais je ne vois aucune violence. De sa part du moins !

Un brouhaha indigné s'éleva de nouveau ! Le Juge menaça d'évacuer la salle une fois de plus.

_ Et ça connard ! J'me suis ouvert la main sur son dentier d'merde !! C'est aussi les HLM ça ? T'as le rapport sous les yeux m'sieur le Juge !

_ En effet, je lis ici que monsieur Emmanuel Farid a du subir trois points de suture à la main droite suite à cet incident.

_ Ah, tu vois ! C'est pas agressif ça ?

Et le témoin cracha à nouveau, mais sur les belles chaussures cirées de l'avocat.

_ La défense a encore des arguments à soutenir ou a-t-elle cessé d' importuner le témoin ?

_ La défense en a fini votre Honneur.

_ Bien, nous allons pouvoir passer à l'audition de l'accusée. Madame Durieux, avancez-vous à la barre et déclinez votre identité.

La vieille dame se releva péniblement, profita de l'accalmie pour avaler une petite pilule destinée à son coeur fatigué et avança en trottinant vers le centre du tribunal. Le poids des ans n'avait fait que peu de dégâts apparents, si ce n'était les cheveux gris et les pattes d'oies prononcées au coin des yeux. Le regard encore vif scrutait sans comprendre les trois témoins de la partie civile quand elle se tourna enfin vers la Cour. Sa voix faible monta d'abord hésitante, puis fermement :

_ Je m'appelle Jacqueline Durieux, je suis née le 31 mars 1920 à Saint-Etienne, veuve de guerre.

_ Objection !! On ne pourrait qualifier de guerre un affrontement absurde dont la France a reconnu ses torts !

_ Pensionnée de guerre tout de même ! Relança aussitôt l'avocat.

_ Et cela est parfaitement scandaleux Maître !

_ Nous ne sommes pas là pour faire un procès de ce conflit, je vous rappelle monsieur le Procureur !

_ Bon, poursuivez ! Insista le Juge, excédé.

_ Et heu. j'habite également à la cité du Crépuscule.

_ Veuillez maintenant décrire votre crime à la Cour.

_ Mon cr. ?? Et bien, j'étais chez moi quand la porte s'est ouverte violemment en claquant, j'ai eu très peur quand ces trois ara.. personnes se sont jetées sur moi. L'un d'eux a fouillé mon appartement pendant que ces deux autres là me frappaient ! Une fois leurs... actes terminés, j'ai pu appeler police secours.

_ Vous reconnaissez votre culpabilité ?

_ Oui, je reconnais avoir servi de pushing-ball à ces voyous !

_ Objection votre Honneur ! S'égosilla immédiatement le Procureur pendant que l'avocat se prenait la tête entre les mains de désespoir. La salle ne fut pas en reste et gronda furieusement ! Le Juge, presque hystérique, frappait sans relâche de son maillet en martelant également ces mots :

_ Je vous demande de vous taire ! Je vous demande de vous taire ! Cela suffit ou je fais immédiatement évacuer le tribunal ! Greffier, notez 5000 euros d'amende pour l'accusée ! Outrage qualifié ! (Puis se calmant un peu) Ce sera tout madame Durieux, regagnez votre place, nous allons rendre Justice !

Les magistrats se levèrent comme un seul homme pour disparaître à la suite du Juge.

De la salle montaient encore des murmures graves, des regards haineux mais la vieille dame n'y prêta que peu d'attention. Elle attendait, tout simplement le verdict de son « crime ».

Plusieurs minutes filèrent quand l'huissier annonça à nouveau la Cour. A nouveau également, tous se redressèrent, sauf la vieille dame. Le Juge lui jeta un oeil mauvais avant de prendre place.

_ Accusée, levez-vous !

Les gendarmes aidèrent la vieille dame à se redresser.

_ Moi, Mamoud Bensaka, Juge de Paix, prononce en toute impartialité le verdict suivant ! Entendu que madame Durieux, dans la nuit du 4 au 5 janvier 2002 s'est rendue coupable de racisme aggravé, de fascisme passif et de coups et blessures, je déclare la prévenue coupable des charges qui sont retenues contre elle. En conséquence, le Tribunal vous condamne à 20 000 euros d'amende, à 15 000 euros de dommages et intérêts, ainsi qu'à 6000 euros d'amende pour outrages à Magistrats. Cette peine est assortie de trois mois de prison ferme effectués en détention préventive, ainsi qu'à deux ans de prison avec sursis, cela en rapport avec votre grand âge. Le Tribunal a jugé bon de se montrer clément en la matèиre, nous devions montrer l'exemple en matière de tolérance. Vous bénéficiez donc de circonstances atténuantes. Avez-vous compris votre peine ?

La vieille dame remua affirmativement la tête, les yeux pleins de larmes, mais elle ne flancha pas et ravala sa peine avant de s'asseoir.

Le juge se pencha vers l'huissier et lui susurra а l'oreille :

_ Vous me faites une saisie sur tous ses biens le plus vite possible, appartement, meubles, compte bancaire, compte épargne, tout. Vous avez quinze jours pour régler cette question. Au besoin, vous la fourguerez à l' armée du salut ou dans un hospice de vieux. J'ai peur qu'elle ne vienne à claquer rapidement, vous avez compris ?

_ Oui votre Honneur. Ce sera fait.

L'audience terminée, la salle se vida doucement et la vieille dame resta un moment seule, cherchant dans sa mémoire une pensée agréable, une photo ou un instant de bonheur quelconque, la moindre chose qui lui donnerait la force de survivre encore un peu.

Puis trottinant, elle rentra chez elle. L'appartement avait gardé le même aspect de destruction. Seule la serrure de sa porte avait été changée. Elle fit le ménage méticuleusement, doucement mais efficacement, des heures durant, voire des jours. Mais qu'importe si l'on est en sursis. Elle reçut même l'huissier de justice poliment, qui vint faire l'inventaire de ses biens et lui remettre le jugement ainsi que son titre d'expulsion.

 

C'était un dimanche ordinaire, beau et ensoleillé, prometteur pour la saison mais la vieille dame ne sortit pas ce jour là. Elle avait à faire car elle savait que le lendemain, l'huissier reviendrait avec les gendarmes, les déménageurs et l'ambulance. Aussi, elle calfeutra méticuleusement toutes les fenêtres, toutes les portes avec des serviettes mouillées pour ne laisser aucun interstice entre elle et l'extérieur. Puis, de son pas trottinant, elle se dirigea vers la cuisine et avec peine, poussa le fourneau afin de dégager l'arrivée du gaz de ville. Elle arracha le caoutchouc blanc et ouvrit le robinet à fond. Après, elle trottina de nouveau vers le salon et prit une chaise pour atteindre le carillon de l'entrйe. Elle enleva le cache en plastique et mis à nu le mécanisme. Satisfaite, elle attrapa dans sa poche le fil électrique relié à une douille qu'elle avait déjà préparé. Dans la douille, une ampoule au verre cassé mais au filament intact attendait son heure de gloire comme détonateur. Elle brancha le tout sur la sonnette et descendit de sa chaise. Demain, quand l'huissier se présentera pour réclamer son du, il sonnera et..

Avec un sourire, la vieille dame trottina vers sa chambre et se coucha sagement sur son lit. Sur la table de nuit, elle saisit comme à l'accoutumé le cadre argenté qui abritait une photo de son défunt mari, et comme d' habitude, elle y déposa un petit baiser en murmurant :

_ A bientôt Jean.

Son coeur si las réclamait une petite pilule, mais cette fois-ci, la vieille dame n'en prit point.

S.E

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