FILMS CULTES

COMME UN TAUREAU SAUVAGE (RAGING BULL)
1980

Par Louis-Philippe Coutu-Nadeau

INTRODUCTION

Le vendredi 14 novembre 1980. Une horde d'individus de tous azimuts se rue au cinéma pour la grande première du dernier film de Martin Scorsese. L'affiche annonce Raging Bull où le nom de Robert De Niro figure également. Âgé de 37 ans, ils le connaissent uniquement pour ses rôles de Travis Bickle dans Taxi Driver, Michael Vronsky dans The Deer Hunter et Vito Corleone dans The Godfather: Part II. Pour dire vrai, ils ne vont pas visionner un simple film de boxe, ils vont aussi contempler l'œuvre d'un virtuose du cinéma et l'apogée d'un acteur utilisant la méthode théâtrale du russe Constantin Stanislavski (1863-1938). Raging Bull, c'est un film riche en émotions dont l'œil a peine à soutenir l'intensité. Sans plus tarder, voici le contexte socio-historique, le résumé de l'histoire, l'aspect technologique industriel, l'esthétique et les idéologies qui se retrouvent au cœur de Raging Bull, un ouvrage de longue haleine offert par le loup blanc qu'est devenu Scorsese au fil des ans.

CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE

En 1975, le film Jaws, de Steven Spielberg, donna l'idée aux producteurs de réaliser des films pour multiplier les billets verts. Dès lors, une vague de suites et de "remakes" déferla sur Hollywood. Vinrent ensuite les franchises comme Rocky (1976), Star Wars (1977), Halloween (1978), Vendredi 13 (1980) et Indiana Jones (1981). Depuis ce temps, le cinéma américain est en chute libre et les navets envahissent les écrans sans répit. La plume des scénarios n'est donc plus manipulée par un homme de lettres, mais bien par un homme d'affaires avide d'argent et non de cinéma. En marge de ces films qui misent sur l'émotion plutôt que sur la réflexion, des films comme Raging Bull s'oppose à cette marée mortifère. Il fut un temps où Hollywood produisait des chefs-d'œuvre, et celui-ci est probablement le cadet de cette longue lignée qui lui conféra cette renommée fièrement acquise. Comme Astérix et les autres Gaulois qui résistent à l'envahisseur, il est américain dans ce cas-ci, Martin Scorsese et son équipe a su faire ce film qui n'a rien à voir avec les autres succès commerciaux de l'époque. Bien qu'il fit florès durant les années 70, Scorsese siège parmi les grands oubliés des Academy Awards, aux côtés de Stanley Kubrick, Alfred Hitchcock, Orson Welles et Charles Chaplin.

RÉSUMÉ DE L'HISTOIRE

L'homme de lettres français Milan Kundera a écrit : "Il n'est rien comme la jalousie pour absorber un être humain tout entier". Dans Raging Bull, cet être humain s'avère être Jake La Motta (né le 10 juillet 1921), un boxeur de New York qui n'a jamais été mis au tapis après plus de 110 combats. Tel un domino faisant tomber tour à tour ses semblables, il a su détruire sa relation avec son frère Joey, sa femme Vickie et sa carrière qui a duré 14 ans. Sa jalousie envers sa femme est devenue si élevée qu'il la soupçonnait de s'amouracher du premier venu. Il ira même jusqu'à accuser son propre frère de coucher avec elle, ce qui résultera sur l'une des scènes les plus intenses de l'histoire du cinéma. La carrière de Jake La Motta se termine vraiment en 1951 lorsqu'il perd son titre de champion du monde des poids moyens, qu'il avait obtenu en 1949 contre Marcel Cerdan, aux dépens de son rival de toujours, Sugar Ray Robinson. Au début de sa carrière, soit en 1943, La Motta avait été le premier à mettre au tapis Robinson qui avait une fiche de 40-0-0. Ensuite, il ira séjourner en prison en 1957 à cause d'une adolescente de 14 ans et il y boxera le mur de béton, celui-ci étant une subtile métaphore de monsieur Robinson. Cette même année, il divorce de sa femme Vickie après 10 ans de mariage. Il terminera sa vie en tant que tenancier d'un bar déplorable où il présente des spectacles d'un humour désolant devant un public dérisoire. À ce moment, il est bedonnant et il tente par tous les moyens de jouer avec les mots comme au temps où ils frappaient avec ses poings.

Robert De Niro, grand ami de Martin Scorsese, avait tenté d'obtenir son accord pour le projet suite à une fascinante lecture de la biographie de Jake La Motta en 1973. Toutefois, le réalisateur n'y voyait aucun intérêt. D'ailleurs, il a dit : "Bob wanted to make this film. Not me. I don't understand anything about boxing. For me, it's like a physical game of chess". Finalement, lorsque Scorsese regarda un film mettant en vedette Buster Keaton dans le rôle d'un boxeur, il remarqua tout le potentiel qu'il pouvait en tirer. Scorsese vit en ce personnage l'occasion idéale pour faire un film plus personnel puisque Jake La Motta a aussi des origines italiennes. De plus, il avait une histoire vraie bouleversante ainsi qu'un exceptionnel acteur sous sa tutelle. Martin Scorsese accepta donc de réaliser Raging Bull dès l'été 1978, surmontant ainsi le cuisant échec de New York, New York (1977). Deux semaines seulement ont été nécessaires pour l'élaboration du scénario.

L'ASPECT TECHNOLOGIQUE INDUSTRIEL

C'est dans les studios de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), tout comme 2001: A Space Odyssey douze printemps plus tôt, que Raging Bull fut tourné. Certes, il a été financé par un grand studio d'Hollywood, mais c'est la dernière œuvre de cette envergure qui mérite l'étiquette de septième art. Le film repose sur les épaules de Robert De Niro, rôle qu'il endosse parfaitement. Son regard fascinateur paralyse le spectateur et le fait de savoir qu'il a pris 60 livres durant le tournage démontre à quel point il désirait jouer ce personnage. En effet, il passe d'un boxeur en parfaite forme physique à un gros lard. Rarement, voire jamais, le même spectateur n'a vu un acteur se donner corps et âme pour mener à terme un projet. Son jeu est si intense et si naturel qu'il ne joue pas Jake La Motta, il est Jake La Motta. Pour les scènes de combat, il s'est entraîné avec le véritable boxeur dans plus de 1000 reprises au Gramercy Gym de Manhattan. Les rôles de soutien sont aussi remarquables, surtout ceux de Joe Pesci (Joey) et de Cathy Moriarty (Vickie) qui ont tous les deux reçu une nomination aux Oscars. Hormis la distribution et la réalisation, trois autres noms méritent d'être cité.

Primo, le montage exceptionnel de Thelma Schoonmaker, la femme de Scorsese. Sur le ring, le montage est rapide et rythmé, comme au temps du Constructivisme soviétique avec Sergei Mikhailovich Eisenstein ou Dziga Vertov. Durant les combats, la célérité dans l'enchaînement des plans et le décadrage rappellent l'escalier d'Odessa dans Bronenosets Potyomkin (1925). Or, quand la caméra est hors du ring, les plans-séquences se succèdent pour donner le temps aux personnages de créer des liens avec le spectateur. Thelma Schoonmaker a d'ailleurs remporté un Oscar pour son travail en postproduction pour Raging Bull et pour The Aviator (2005). Elle a fait le montage de 13 films de Martin Scorsese.

Secundo, la magnifique photographie noir et blanc de Michael Chapman. Elle capte bien l'émotion qu'offre chacun des protagonistes, surtout celle de Robert De Niro lorsqu'il vilipende son entourage avec la même rage qui le guide dans l'arène. Il n'y a qu'une seule scène en couleur, captée avec une caméra 8mm, durant les 129 minutes du film. C'est quand on voit évoluer, en montrant les faits saillants, la carrière et le couple de La Motta du 14 janvier 1944 au 14 mars 1947. Les caméras 8mm étaient très populaires dans les années où se déroulait le film. Le court plan du mariage entre Jake et Vickie a été réalisé par Charles Scorsese, le père de Martin. Un fait intéressant : du chocolat Hershey's a été utilisé pour le sang puisqu'il sort bien en noir et blanc. Scorsese et Chapman nous avait offert Taxi Driver en 1976, le seul film noir en couleur.

Tertio, le travail sonore Les Lazarowitz. Il a su capter l'intensité qui règne sur le ring avec un réalisme incroyable. L'impact des coups de poing et les rugissements d'un taureau quand La Motta fonce sur son rival valent le détour. Les sons de coups ont été créés dans une combinaison de melons d'eau et de tomates écrasés.

L'ESTHÉTIQUE

Rares sont les films qui, comme celui-ci, savent rallier le contenu et la forme. L'histoire est d'une vérité troublante et la façon dont elle est présentée capte l'attention du spectateur. Dès les premières minutes, on assiste à la danse du boxeur sur l'arène durant l'air de Cavalleria rusticana, par le compositeur Pietro Mascagni. D'emblée, Scorsese nous indique qu'il compare la boxe à la danse et qu'un faux pas peut gâcher une chorégraphie autant qu'une vie. Raging Bull est l'opposé de Rocky, il montre l'avers de la médaille, celle où le boxeur sombre dans l'oubli après avoir raté sa chance. La deuxième chance n'appartient qu'au cinéma hollywoodien car la réalité est bien plus cruelle. Jake La Motta ne termine pas le film en triomphe après avoir gagné le titre comme Rocky Balboa. Au contraire, il finit ses jours dans un lieu miteux après avoir purgé une peine en prison. Cette structure elliptique n'a rien à voir avec la structure classique de Rocky qui est en constante élévation. Ce n'est pas la plus inoubliable des apothéoses, mais plutôt une fin en queue de poisson offert par un cinéaste hors pair.

Jean Cocteau a dit : "Le cinéma, c'est l'écriture moderne dont l'encre est la lumière". Dans Raging Bull, cette lumière est exploitée avec brio dans la photographie de Chapman. En 1980, le noir et blanc surprend alors le spectateur habitué à la couleur des effets spéciaux. Ce film fait partie de la poignée de films qui a su l'utiliser de manière appropriée, comme Schindler's List en 1993 qui montrait la tristesse de l'holocauste contre les Juifs durant la Seconde guerre mondiale de 1939 à 1945. Raging Bull, c'est l'expression d'un artiste qui voulait rappeler que la vie est un combat de boxe et qu'il faut lutter sans baisser les bras.

LES IDÉOLOGIES

Le film est une métaphore de la vie où chaque individu a ses qualités et ses défauts. De plus, à l'intérieur de chaque homme se cache une bête. En ce qui concerne Jake La Motta, il s'agit d'un taureau, d'où son surnom du "Taureau du Bronx". Il montre à l'homme qu'il n'est qu'un homme et que la femme ne doit pas lui être soumise. Dans la première scène où Jake et son frère cadet sont dans la même pièce, il est intéressant de savoir que Joe Pesci l'a réellement frappé avec son torchon autour de la main. Robert De Niro semble est une brute sans scrupule dans ce film, alors qu'il ne l'est pas du tout dans la vie. Quand Jake La Motta est dans les coulisses de son bar au début et à la fin du film, il récite un dialogue du film On The Waterfront (1954). Ce film met en vedette Marlon Brando, celui a qui Robert De Niro a pris le flambeau pour devenir le meilleur acteur de sa génération. Jake La Motta était d'ailleurs un grand fan de Marlon Brando. Martin Scorsese a dédié son film à l'un de ses professeurs qui l'a aidé "à voir" le véritable cinéma. Ce dernier est mort juste avant la sortie du film. La citation biblique, "All that I know is that I was blind, and now I can see", montrée à la fin provient d'un film de cet homme.

CONCLUSION

Pour mettre un terme à cette analyse, voici mon opinion personnelle sur le film de Martin Scorsese. Avec 2001: A Space Odyssey de Kubrick, Raging Bull est mon film fétiche. À chaque visionnage, il réussit à m'extirper une larme notamment dans le plan-séquence qui suit La Motta du vestiaire pour se terminer autour de l'arène et lors de la scène où il martèle le mur de la geôle où il est enfermé. Le duo Scorsese/De Niro est l'équivalent américain de Akira Kurosawa et Toshirô Mifune qui ont fait 16 longs-métrages ensemble. Ces tandems sont à l'épreuve du temps. Un film de Martin Scorsese, c'est une lampe magique. Lorsque tu t'y frottes, tu vois émaner tout le génie du cinéaste dans chaque image et dans chaque son. À mon avis, un mauvais film avec Robert De Niro ne sera jamais aussi mauvais qu'un film sans Robert De Niro. Parler de Raging Bull, c'est aborder l'œuvre clé des années 80. En 2005, les probabilités que je tombe sur une œuvre touchante à ce point sont aussi minces qu'une anorexique de côté…

-Réalisé par: Martin Scorsese
-Distribution:

Robert De Niro / Jake La Motta
Cathy Moriarty / Vickie La Motta
Joe Pesci / Joey La Motta
Frank Vincent / Salvy Batts
Nicholas Colasanto / Tommy Como
Johnny Barnes / Sugar Ray Robinson
Kevin Mahon / Tony Janiro
Floyd Anderson / Jimmy Reeves
Eddie Mustafa Muhammad / Billy Fox
Louis Raftis / Marcel Cerdan
Theresa Saldana / Lenore La Motta
Mario Gallo / Mario
Frank Adonis / Patsy
Joseph Bono / Guido
Frank Topham / Toppy
Lori Anne Flax / Irma
Charles Scorsese / Charlie
Bill Hanrahan / Eddie Eagan
Rita Bennett / Emma (Miss 48s)

-Genre: Drame
-Durée: 129 minutes
-Budget: 18 millions
-Date de sortie: 19 décembre 1980