Délocalisations, recherche scientifique et propagande politique

 
Le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) français se trouve dans une situation de disparition programmée, après le discours de Nicolas Sarkozy à Orsay et  la feuille de route de Valérie Pécresse. Le projet de démantèlement du CNRS peut d'autant plus suprendre, que la recherche scientifique et technologique a toujours fait partie, d'après la propagande institutionnelle, des secteurs stratégiques que les pays de l'Europe occidentale et les Etats-Unis entendaient se réserver dans le cadre des délocalisations.  Mais, précisément, le caractère illusoire et démagogique de ces affirmations qui se voulaient rassurantes commence à être reconnu par des responsables européens. Où partira l'argent des budgets permanents d'établissements comme le CNRS ? Que deviendront l'indépendance et la stabilité d'emploi des chercheurs, dans un contexte de marché mondial de la main d'oeuvre intellectuelle et de dumping planétaire ?

 

En théorie, les effectifs et moyens du CNRS seront transférés aux universités françaises. C'est ce qui ressort des déclarations de Nicolas Sarkozy. Mais ces universités sont censées travailler en étroite collaboration avec des financiers et des grands industriels qui, depuis une vingtaine d'années, mènent une politique constante de délocalisation de l'économie du pays. Quel sera l'usage réel des ressources actuellement attribuées au CNRS ? Le même problème se posera pour les moyens financiers éventuellement transférés à des organismes de l'Union Européenne. Une sous-traitrance internationale à grande échelle de tâches jusqu'à présent réalisées en France est à craindre dans les deux cas, venant s'ajouter à la généralisation structurelle du travail précaire chez nous.

C'est pourquoi il nous paraît nécessaire de poursuivre l'analyse entreprise dans nos trois articles précédents :

« L'indépendance des chercheurs, un grand enjeu citoyen au niveau planétaire » (7 mars 2008)
http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2008/03/07/l-independance-des-chercheurs-un-grand-enjeu-citoyen-au-nive.html

« Vers une délocalisation générale de la recherche scientifique française et européenne ? » (11 mars 2008)
http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2008/03/10/vers-une-delocalisation-generale-de-la-recherche-scientifiqu.html

« Création d'un Institut européen d'innovation et de technologie et casse programmée du CNRS français » (12 mars 2008)
http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2008/03/12/creation-d-un-institut-europeen-d-innovation-et-de-technolog.html
 

La question essentielle étant celle des intérêts qui se trouvent à l'origine des délocalisations, et qui à présent semblent pousser à la disparition des organismes publics de recherche français.

Il est utile, à ce sujet, de lire les nouvelles que publient tous les jours les journaux consacrés aux milieux d'affaires. La Tribune a diffusé sur son site, le 11 mars, une dépêche Reuters intitulée : « Edmond de Rothschild prendrait 15% de Zhonghai Fund Management ». Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres du flux constant des délocalisations de capitaux et des alliances entre groupes financiers à l'échelle mondiale. 

Une brochure de 2007 signée KPMG et Reuters, intitulée : « China's find management joint ventures : The growing flow of wealth », commence par cette introduction : « Fund management has been one of the most accessible sectors for foreign financial institutions since the first Sino-foreign joint ventures were approved in 2002. The market has developed considerably in recent years and continues to show encouraging prospects ». A nouveau, ce n'est qu'une illustration ponctuelle des véritables rapports, à l'échelle planétaire, entre les financiers des pays dits « riches » et le « marché mondial de la main d'oeuvre » manuelle et intellectuelle. C'est le capital qui décide de la création d'emplois. Il tend à rechercher les profits les plus élevés, les plus bas salaires et les plus faibles standards sociaux.

L'asservissement croissant du travail intellectuel dans des pays comme la France passe très largement par le dumping social que fomente et exploite, à l'échelle mondiale, la grande finance occidentale. Mais les discours des politiques ne nous en parlent guère. Bien au contraire, ils ont constamment tergiversé depuis les années 1990, toutes couleurs gouvernentales confondues.
 

Le rapport de juillet 1999 intitulé « Rapport sur les négociations commerciales multilatérales », signé par l'alors députée européenne Catherine Lalumière, ancienne ministre et ancienne secrétaire d'Etat, avec un Inspecteur général des Finances, un conseiller référendaire à la Cour des Comptes et un chargé de mission au Parlement Européen, estimait notamment :

« La libéralisation des échanges offre deux avantages essentiels : elle permet, d'une part, la spécialisation des activités et, donc, une meilleure utilisation des ressources ; elle accroît, d'autre part, les débouchés qui s'offrent à chaque industrie et conduit donc à une réduction de ses coûts. Les gains qui en résultent, on l'oublie souvent, bénéficient aux consommateurs dont le pouvoir d'achat se trouve accru.

(...)

On observe, depuis vingt ans, une détérioration de la situation relative des travailleurs dont la qualification ne correspond pas aux offres d’emploi, dans tous les pays développés. (...) En Europe, où la réglementation assure un certain niveau de salaire minimal, les travailleurs dont la qualification est moins demandée ou qui sont peu qualifiés ont été proportionnellement les plus frappés par le chômage.

 (...)

(...) Il y a des perdants nets au libre-échange. Dans les pays développés, ce sont les travailleurs les moins qualifiés. Avec l'ouverture des frontières, leur production est concurrencée par celle des pays émergents, la valeur attachée à leurs services diminue, leurs salaires sont poussés à la baisse et leur emploi est menacé. A l'inverse, les travailleurs les plus qualifiés voient leurs services de plus en plus valorisés. Leur production trouve de nouveaux débouchés dans les pays émergents. Ils bénéficient d'une demande croissante et leur rémunération s'améliore ».

(fin de citation, document accessible sur le site du Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Emploi)

C'est ce même schéma que reprendra en juin 2003 l'alors ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie Francis Mer dans son interview publiée par le journal Les Echos :

«  Il y a des métiers industriels qui ont été délocalisés vers des pays à bas salaires : cela s'appelle la spécialisation internationale du commerce. Prenez l'exemple de la sidérurgie : ce type de métier doit, pour assurer sa survie en Europe, se concentrer au maximum sur le savoir, et localiser sa production là où les coûts, qu'il s'agisse des salaires ou des matières premières, sont les plus avantageux. C'est ce phénomène qui explique la croissance chinoise. Il suppose a contrario que l'Europe se mobilise sur l'innovation, la recherche et la formation professionnelle. (...)  ».

(fin de citation)

Et c'est contre cette idée de base que s'est inscrit en faux l'ancien ministre français Jacques Barrot, actuellement vice-président de la Commission Européenne, dans un article publié par Les Echos le 10 mars 2008, intitulé : «  Les illusions d'une Europe sans industries ». Barrot écrit notamment : 

«  Voilà bien une autre illusion : celle de pouvoir rester des donneurs d'ordres à des sous-traitants implantés dans les pays émergents. Celle de prétendre développer une innovation performante sans qu'elle soit fécondée par le nombre et le savoir-faire des exécutants, comme elle le sera notamment en Asie ».

(fin de citation)

Une réflexion politique élémentaire et de gros bons sens, que tout militant de base d'il y a quarante ans aurait pu faire. Mais qui, étrangement, ne semble pas être allée de soi à l'ENA, à Sciences Po, aux HEC ou dans les universités proches des milieux d'affaires, dans les années 1980 - 2000.

Les affirmations de Catherine Lalumière et de ses consignataires en 1999, ou de Francis Mer en 2003, peuvent d'autant plus choquer que la précarisation croissante du travail intellectuel en France était un phénomène évident dans de nombreux domaines d'activité depuis la fin des années 1980. Pendant l'été 1999, au même moment où le rapport signé par Catherine Lalumière devenait public, un autre rapport était également diffusé : celui des députés Pierre Cohen et Jean-Yves Le Déaut mettant notamment l'accent sur la situation souvent difficile et précaire des doctorants et post-doctorants français.

A présent, il devient de plus en plus difficile de nier que la recherche française est gravement atteinte par la logique de la précarisation et des délocalisations.

 

Notre collectif n'a pas découvert le secret de la Pierre Philosophale, lorsqu'il a souligné les dangers de l'AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) pour la recherche scientifique. Ni lorsque nous nous sommes opposés à l'adoption du Traité Constitutionnel Européen (TCE) en 2005, à cause notamment du danger de dumping social, de délocalisation de la recherche et de perte de la stabilité d'emploi et de l'indépendance des chercheurs. Des points rappelés dans l'extrait de l'entretien de Luis Gonzalez-Mestres diffusé par Radio France avant le référendum de mai 2005, ainsi que dans nos communiqués du 2 avril 2006 à propos de la loi dite « de programme pour la recherche » et du 30 juillet 2007 sur la loi dite « d'autonomie des universités ». Les dangers évoqués étaient évidents. Mais, comme nous l'avons souligné dans notre article du 11 mars, ces constats que nous avons formulés dans toutes nos professions de foi depuis 2001, allaient à l'encontre d'une véritable « pensée unique » politique et institutionnelle.


La préservation du service public de la recherche, de ses moyens et de l'indépendance des chercheurs est devenue un enjeu citoyen de première importance. Il est donc urgent de se mobiliser à tous les niveaux contre le projet de démantèlement du CNRS, contre toute tentative de délocalisation de la recherche française et pour  la stabilité de l'emploi scientifique.


Indépendance des Chercheurs 

http://www.oocities.org/indep_chercheurs

http://fr.blog.360.yahoo.com/indep_chercheurs

http://science21.blogs.courrierinternational.com