La rose


Elle était rouge cette rose, comme emprunte d’une tristesse inconnue, presque incompréhensible, si ce n’est qu’on lui avait coupé la vie, ôté une partie qui, avec quelques jours d’agonie finirait par lui être fatale. A présent seule, non dans un vase où elle aurait pu y puiser un fluide vital, elle était seulement coincée entre deux longs doigts, certainement des mains de pianiste. Jolie fleur portant la couleur du sang, des ombres démoniaques qui s’étendent entre chaque pétale, jolie fleur embellie par la souffrance. Si elle gardait encore certains attraits ce fut pour mieux les perdre avec le temps, celui-ci la flétrirait telle une femme vieillissante.
Combien de jours encore à vivre ? Combien de parfums plaisants lui restait-elle à répandre ? Elle-même n’en savait rien, mais elle devinait que ces instants seraient courts, peut-être même moins d’une semaine …
Oh, rose parfumée, condamnée à perdre ses pétales, à se recourber sous le poids de la vieillesse, personne ne possède une aussi grande beauté éternellement. Une telle vérité ne peut être combattue, inutile de se rebeller contre les injustices de la vie.
Mais si toutefois, l’exception existait, si une personne, une seule personne était capable de rester jeune, la peau lisse, les courbes bien dessinées pour toujours, que se passerait-il ? qui serait-elle ?
La servante se tenait devant le seuil de la porte, on devinait à son expression qu’elle débutait dans ce métier, certainement une jeune fille sans famille à la recherche d’un quelconque moyen de survie. Ses paupières ne cessaient de cligner, ses longs cils battaient l’air lui donnant un charme bien spécial, un brin d’érotisme malgré un geste qui pouvait paraître banal à tout homme. Elle avait passé son visage dans l’ouverture de la porte, tremblée de peur de ce qu’elle allait y voir. Mais elle sembla vite rassurée, peut-être que la figure de son nouveau maître lui parut familière, comme si elle avait déjà travaillé pour lui dans une de ses vies antérieures, néanmoins son regard contenait une certaine froideur que tous les sourires du monde n’auraient su dissimuler. L’homme assis sur un fauteuil de cuir contemplait une rose d’une rougeur sanguine. Il venait probablement de l’arracher à son immense jardin afin d’en respirer l’odeur plus longtemps dans son propre domaine, avant qu’elle ne perde ses pétales. Même en entendant la servante frapper, il resta immobile, les yeux toujours figés sur la fleur, et dit simplement : « entrez, je vous attends ». La jeune fille mit quelques instants avant de faire un mouvement, elle était complètement charmée par le physique de son employeur, celui-ci semblait d’ailleurs faire de l’ombre à la jolie rose.
L’homme, à l’air sage ne devait pas avoir plus de vingt cinq ans, à peine plus vieux qu’elle et déjà héritier d’un si grand domaine, d’une cour qui s’étendait à perte de vue. C’est ainsi que la servante avait toujours imaginé les châteaux des anciens rois, et elle était tout de même très fière de travailler dans cet endroit. Elle était prête à beaucoup de sacrifices, ne serait-ce que pour se rendre utile, n’ayant ni époux, ni enfant, ni même d’argent elle ignorait encore que faire de sa vie, et ce n’était pas facile pour les filles de son âge, ainsi que de sa classe sociale, elle le savait bien. Pour cette raison, elle avait décidé, un mois auparavant de se séparer de ses amis d’enfance, de partir loin de chez elle afin de chercher du travail, et un logement dans une contrée voisine. C’était une perspective qui l’avait pourtant effrayée étant enfant, mais à cette époque elle ne se sentait pas si seule, elle n’avait pas le soucis de trouver un véritable but à sa vie, tout était bien différent.
Sa première visite dans ces lieux datait seulement de la veille, les ténèbres avaient déjà envahi le domaine, mais Eva ne pouvait lutter contre l’attirance qu’il lui inspirait. En s’approchant du portail, toutes sortes d’émotions avaient envahi son corps, des frissons incontrôlés qui lui réchauffaient l’âme, qui lui apportaient comme un message de bonheur retrouvé, celui auquel tous les hommes aspirent un jour ou l’autre. Elle n’avait donc pu attendre le lendemain, et encore moins continuer son chemin. Ce fut avec timidité qu’elle tira sur la chaîne de la clochette, le son qui en retentit la fit d’ailleurs sursauter comme si au fond d’elle elle espérait que les habitants du domaine n’entendraient pas sa venue, et qu’elle dusse alors se résigner à rebrousser chemin jusqu’à la ville. Mais elle perçut au loin un gémissement de chien, puis quelques aboiements distincts suivis de bruits de pas. Il faisait bien noir, tant qu’elle n’aperçut pas vraiment celui qui lui demanda la raison de sa visite, il ne l’invita pas à entrer, ne poussa même pas le portail en fer forgé, néanmoins il accepta d’embaucher Eva. Elle se sentit alors vraiment heureuse, elle oublia les regrets qu’elle avait eu en quittant sa ville natale, et s’endormit paisiblement dans les hautes herbes.
Elle était donc revenue tôt le matin, en ayant besoin de visiter les lieux pour savoir dans quel endroit elle allait passer la majeure partie de sa vie. Son cœur battait vite, de plus en plus vite, et elle avait presque l’impression que le domaine tout entier lui appartenait maintenant, elle se sentait déjà si bien dans ces allées de roses. Comme une princesse qui savoure pleinement sa royauté, oui elle ne paraissait plus telle une simple servante. Elle ne tressaillit pas lorsqu’elle aperçut des masses noires aux crocs bien aiguisés, cinq chiens qui se bousculaient les uns les autres contre les barreaux d’une cage. Tous aboyaient pour crier famine, de la bave s’écoulait de leurs mâchoires entre-ouvertes, et malgré leur air féroce Eva ne put s’empêcher de s’approcher d’eux. Les bêtes semblaient agitées par cette vision, comme s’ils s’apprêtaient à avaler la jeune fille. Ils se disputaient la première place, alors on vit des larmes couler sur les joues d’Eva. Elle s’accroupit devant la cage, posa son visage contre les barreaux. Les chiens, qui jusqu’à lors se conduisaient comme de terribles prédateurs, furent apaisés par cette présence inconnue. Un d’eux alla même jusqu’à s’asseoir sur la terre humide, sa gueule allongée au sol. Alors, la servante sortit un bout de pain de son vieux sac et leur tendit.
Elle repartit ensuite, car là n’était pas son rôle, bien que ces chiens entrèrent dans son cœur comme une deuxième famille. Quelque chose d’incontrôlable les liait à elle, et ils avaient vraiment un semblant d’humanité dans leur regard …
En faisant demi-tour elle passa au-delà de l’apparente froideur du domaine afin de mieux percevoir son histoire, celle des gens qui avaient vécu ici, et il lui apparaissait qu’ils ne furent pas nombreux. Eva pensait que ce château avait une aura exceptionnelle, elle le savait incomparable aux autres à cause de la personne qui y logeait. D’ailleurs, elle avait hâte de mieux connaître cet homme, il lui avait paru comme élégant, et même très beau mais c’était peut-être son imagination et rien d’autre ; elle voulait savoir. Ce fut là qu’elle vit son maître assis sur un fauteuil de cuir contemplant une très jolie rose. Sous ses ordres elle avait pénétré le couloir et s’était dirigé vers lui la tête inclinée en signe de politesse.
Lui, ne se releva pas, il bougea à peine son pied pour l’étendre encore davantage. La servante regarda autour d’elle, la lumière n’entrait pas dans ce corridor, car les volets étaient encore ouverts, mais elle remarqua que les quelques meubles respiraient la propreté, dénués de la moindre poussière. Ce détail l’inquiéta, elle eut soudain peur de ne pas être la seule servante ici, comment n’y avait-elle pas songé plus tôt ? Certainement le gentleman possédait d’autres domestiques dont il était déjà pleinement satisfait, et qui seraient de terribles adversaires dans son travail. Elle fronça les sourcils, songea à faire demi-tour car la concurrence ne lui plaisait guère, mais le jeune homme se leva :

« Votre venue m’est d’un grand secours … Est-le bon Dieu qui vous a amenée jusqu’à moi jolie demoiselle ? questionna-t-il.

La servante fut troublée par tant d’arrogance, elle baissa les yeux remplis de malice, et aussi d’un brin de gêne. Néanmoins, elle se devait de lui répondre dans les plus brefs délais, non seulement pour faire bonne impression, mais également parce qu’elle brûlait d’envie de tenir un quelconque dialogue avec cet homme. Il lui paraissait sage et cultivé, ce qu’elle appréciait dès lors, et puis elle se prit à penser qu’il était le mari auquel elle aspirait depuis toujours.

« Le bon Dieu, peut-être mais le destin encore plus … Est-ce trop déplacé de vous demander combien de domestiques vivent sous ce toit, à cultiver cette propreté apparente ? »
« Non, vous pouvez poser toutes les questions qui vous plaisent, après tout je vous traite déjà à mon égal. Quant à la réponse, sachez que je vis seul ici, pas âme qui vive … à part la mienne bien sûr ! »
« Oh, alors vous avez certainement besoin de compagnie, et aussi d’aide. Je sais que je ne vous décevrai pas, je m’en porte garante, sinon n’hésitez pas à me renvoyer de là où je viens. »
« Je n’ai jamais pensé que vous pourriez me décevoir … maintenant, suivez-moi j’ai préparé votre chambre dans la nuit, je vous y accompagne, termina le jeune homme. »

La servante s’exécuta sans même répondre, elle parcourut un dédale de couloirs, de portes et même d’interminables escaliers transparents comme du cristal. Sa promenade lui causa trouble et émerveillement, elle n’avait décidément jamais vu d’aussi jolies demeures, et sa fierté en fut encore accrue. Le jeune homme se retourna une ou deux fois afin de s’assurer que la demoiselle ne s’était pas perdue, car tout était immense, bien plus grand encore que le jardin de roses. Elle aurait certainement beaucoup à faire, un travail que dix personnes ne termineraient pas avant l’aube, pourtant son bonheur n’en fut point atteint, elle repoussa ce genre de soucis.
Arrivée à sa chambre, la servante sourit, à la fois parce qu’elle se trouvait dans le même couloir que celle du jeune homme, mais aussi parce que même une princesse ne possédait pas de si beaux appartements. La salle était immense, elle possédait sa propre bibliothèque et son coin toilettes. D’abord, Eva eut du mal à croire qu’elle allait vraiment loger ici, mais après s’en être assuré auprès de son employeur, elle se dirigea vers la grande fenêtre ; celle-ci donnait sur l’enclos des chiens, et elle en fut davantage satisfaite. Rien n’aurait pu lui faire plus plaisir. Son excitation la poussa à toucher la soie de son lit, à caresser le tapis violet et à danser au milieu de cette somptueuse chambre, et ce sous le regard amusé du jeune homme.
Elle s’arrêta brusquement, fut aussitôt prise d’une honte enfantine qui la fit elle-même sourire. Puis son employeur la laissa seule, afin de ne pas nuire à cette première journée ici, il lui donna une totale liberté jusqu’au lendemain, et elle en profita pour s’installer. Eva avait pourtant pensé devoir commencé son travail ce jour-là, mais il fut vrai qu’elle était bien trop excitée pour avoir la tête sur terre, à des questions aussi futiles que : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir préparer à manger aujourd’hui ? » ou bien « quelle salle dois-je commencer à balayer ? ». Non, elle préféra atteindre un côté bien plus spirituel et porteur de rêves, elle s’interrogea sur son futur de femme, et elle aurait voulu le vivre dans cet endroit. Un domaine qui, dans son cœur représentait tout autant que le paradis. Il ne lui annonçait que des moments de bonheur, une joie à laquelle elle goûtait déjà.
Par pudeur, elle ne quitta sa chambre qu’à deux fois, une pour manger dans une petite cuisine secondaire et l’autre afin de se rendre aux commodités. Elle ne croisa plus le jeune homme, et cela ne lui causa que maigres soucis dans l’immédiat.. Le soir, Eva ferma les volets après avoir jeté un œil sur l’enclos plus calme qu’à son arrivée, et après s’être laissée enivrer par le parfum des roses.
Une fois sa chambre plongée dans le noir le plus total, elle retira sa robe pour s’endormir enfin.
Ce fut au beau milieu de la nuit qu’elle aperçut une ombre près de son lit, alors qu’elle cherchait à nouveau le sommeil. En s’y reprenant à deux fois, elle finit par reconnaître son maître sombrement vêtu. Eva ne comprit pas lorsqu’il s’approcha d’elle et planta ses crocs dans la chair de son cou. Elle s’abandonna à la magie de ce geste, charmée par l’odeur de roses et de sang.
Ce fut alors une autre vie qui s’ouvra à elle, peuplée de fleurs toutes plus belles les unes que les autres, épouses d’un jour à la beauté immortelle.



* Notes de l’auteur : J’ai rédigé cela sans véritable raison, mais j’ai pensé par la suite la présenter dans le fanzine de Bory, ce qui ne s’est jamais fait, je crois. Elle date de l’année 2002, elle n’est pas si ancienne donc… J’ai donné le prénom Eva à mon héroïne pour la simple raison que j’avais, un instant envisagé de prénommer ainsi ma première fille ‘^^


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