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Toute intelligibilité véritable du passé comme du présent et toute tentative de la raison d'éclairer quelque peu l'avenir dépendent du phare unique qui éclaire les signifiants, donc les référents mêmes de nos jugements. Ce phare n'est autre que la conception que nous nous faisons de l'identité de notre espèce. C'est ainsi que la question: "Qui es-tu?" se place au coeur de l'histoire des sciences, des croyances, des arts, de la politique et de la philosophie, et cela avec une si grande force persuasive que la notion même de vérité serait stérile si elle ne trouvait son sens dans le miroir de la condition humaine à laquelle l'identité d'Adam fournit sa lumière.
I1
y a deux siècles que Voltaire et les encyclopédistes ont pris acte d'une
mutation de l'identité du genre humain dont nous sommes tous les héritiers et
dont la civilisation européenne ne fera, longtemps encore, que méditer les
conséquences. Car l'auteur du Philosophe ignorant a exprimé en quatre
phrases l'esprit des Temps modernes. La première est formulée en ces termes:
"Qui es-tu? D'où viens-tu? Que fais-tu? Que deviendras-tu?" C'est une
question "qu'on doit faire à tous les êtres de l'univers, mais à
laquelle nul ne répond". C'était précéder de dix générations la mort
du référent culturel absolu qui structurait l'identité du sujet et qu'on
appelait Dieu. La deuxième est ainsi rédigée: "J'ai interrogé ma
raison, je lui ai demandé ce qu'elle est: cette question l'a toujours
confondue." C'était prévoir la disqualification de la pensée spéculative
et des édifices doctrinaux dans la quête de la signification de la personne.
La troisième constate: "Je peux toujours ajouter à l'espace que je conçois,
comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L'infini en nombre et en étendue
est hors de la sphère de mon entendement." C'était prendre de l'avance
sur la "critique de la raison pure" de Kant et ouvrir la porte à la déréliction
et à l'angoisse qui allaient pénétrer jusque dans l'entendement pratique.
Enfin, la
quatrième s'exprime de la sorte: "J'ai vu une si grande différence entre
des pensées et la nourriture, sans laquelle je ne penserais point, que j'ai cru
qu'il y avait en moi une substance qui raisonnait et une autre substance qui digérait.
Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j'ai senti
grossièrement que je suis un seul; et cette contradiction m'a toujours fait une
peine extrême." Par-delà le mythe, antique puis chrétien, d'un accord
"divin" entre le corps et l'esprit, et par-delà deux millénaires de
débat sans issue entre les matérialistes et les spiritualistes, c'était
donner rendez-vous au monde moderne, qui s'interroge, depuis la Révolution de
1789, sur l'identité génétique et l'identité culturelle des hommes et des
nations.
Peut-être,
après plusieurs siècles de disputes entre les Voltaire et les Pascal, la
raison a-t-elle enfin conquis les moyens d'observer les avatars de l'identité
de l'homme et de le suivre à la trace de ses symboles les plus criants.
Mais
comment questionner l'identité humaine sans se demander d'abord quelle est
celle de la sorte de raison changeante dont chaque siècle est l'usager
confiant? Et, pourtant, il existe autant de différences entre la raison selon
Platon, Aristote, Descartes, Voltaire, Renan et Einstein qu'entre les différentes
religions, ces fondatrices ou ces génitrices de l'identité humaine entre
lesquelles se partage encore l'humanité. La subjectivité de la notion de
"raison" , sacerdotalisée sur les pistes d'un vocabulaire connoté
par le droit, s'est exprimée avec candeur en un sujet de la connaissance dont
l'identité intellectuelle demeurait subrepticement religieuse, puisqu'elle se
fondait sur l' "action rationnelle" de "règles" et de
"principes" censés "gouverner" la nature et la rendre
"parlante" - c'est-à-dire intelligible - sur le propitiatoire du
"bon sens" et du "sentiment d'évidence" . Le sujet s'est
donc doté d'une raison inconsciemment pythagorique - expression d'une nouvelle
"âme du monde" - censée "vérifiée" par le langage dont
l'expérience avait été parée.
De nos jours
et dans la postérité de Nietzsche, la raison s'attelle donc à la tâche
essentielle d'observer comment l'identité dont la raison ancienne s'était dotée,
en tant que produit culturel et "politique" , interprétait encore les
ritournelles prévisibles de la matière en se mettant à l'écoute d'une manière
de Pythie épistémologique; et comment la fidélité de la nature à ses
propres "habitudes" (G. d'Ockham) engendrait, dans l'esprit du savant,
une croyance profondément irrationnelle, selon laquelle les pouvoirs de la
science, qui résultaient évidemment et nécessairement de la seule fiabilité
du cosmos, donc de la permanence de ses coutumes, sécrétaient une
pseudo-intelligibilité des phénomènes observés. La "mort de Dieu"
a rendu la nouvelle raison critique attentive à l'identité cachée du savoir
qu'exprimait l'inconscient de son vocabulaire quand il rendait oraculaires en
eux-mêmes les usages mystérieux de la matière.
Mais le fait
d'étudier la structure de l'identité inconsciente et secrète du sujet telle
qu'elle se réfléchit dans le prisme de sa raison exige évidemment à son tour
une forme de culture sur laquelle il doit être possible de se retourner, afin
de la juger. Il s'agit d'une culture dans laquelle le silence définitif des
"espaces infinis" étant désormais admis, l'intelligence acquiert une
identité cathartique, qui lui permet de peser l'illusion qui s'était insinuée
au coeur des formes anciennes de l'entendement occidental, ainsi que d'en
observer à la fois la signification politique et l'esthétique. L'identité
culturelle du "sujet pensant", désormais habité par une raison
rendue dérélictionnelle par sa solitude, demeure en suspens entre le nihilisme
et l'incandescence. D'une part, le nihilisme enseigne que rien n'est
intelligible en soi et "objectivement" de ce qui est observable par
les sciences de la nature. Toute théorie de la matière est véhiculée par des
valeurs, donc par une identité du sujet. La science demeure anthropomorphique
dans son langage, donc mythologique. D'autre part, l'incandescence de l'esprit
fonde une identité nouvelle qu'alimente la redécouverte de la finitude de la
condition humaine. C'est l'accouchement de l'ignorance élévatoire qui
ressource un sujet capable de réamorcer l'ascension de sa raison vers la
connaissance des limites de cette dernière.
Telle est
donc l'espèce d'identité fondée sur la lucidité, produit culturel à son
tour, dont nous allons tenter de nous servir afin de cerner, autant que faire se
pourra, l'identité historique essentielle de l'homme d'Occident - son identité
politico-religieuse, telle que le mythe d'une raison universelle, autrefois
intimement liée à une théologie universelle, l'avait façonnée. C'est dire
que cette identité fut et demeure liée à la fable sacrée. Il faut donc
recourir à une psychanalyse de l'imaginaire pour tenter de comprendre l'identité
humaine.
Exerçons-nous
un instant à considérer du dehors, à l'aide de notre infime grain de raison,
l'identité de la matière animée qui nous livre à une étendue infinie et
tentons de mesurer l'étrangeté de la personne à la manière dont le Roquentin
de Sartre s'efforçait de scruter sa propre chair jusqu'à la nausée: si
ardents que seront nos efforts cérébraux pour nous séparer de notre corps,
nous n'en habiterons pas moins ce singulier "objet". Et, pourtant,
comment nous identifier réellement à lui? Car nous n'accéderons jamais à
notre propre être que par l'intercession d'un riche réseau de signifiants
transcendants à nos corps. Qui donc nous en tend la palette, sinon la société?
Ainsi, ce sera toujours par la médiation impénitente d'une conscience déjà
socialisée que Roquentin voudra "se" reléguer dans une contingence
angoissante. Courons à l'autre pôle de cet exercice: Socrate proclame, dans le
Phédon, que son identité véritable est entièrement transcendante à
son éphémère habitacle corporel. Mais l'âme et l'intelligence socratiques
s'envolent-elles réellement hors du narcissisme social sur les ailes des Idées?
Socrate lui-même ne sera jamais vivant que s'il est réfléchi dans l'esprit de
ses semblables, où son image subira mille métamorphoses au cours des millénaires,
à la manière des porte-identités géants qu'on appelait des dieux.
Comme toutes
les questions décisives concernant le statut de la conscience, l'observation de
l'identité humaine soulève donc une difficulté fondamentale, celle de la méthode,
c'est-à-dire d'une mise en question des moyens mêmes de la raison. Car ou bien
l'on prétend dépeindre l'individu dans l'universalité de son être, ce qui
est contradictoire, tant par définition que dans les termes, puisque le
singulier ne serait plus singularisé s'il était réductible à quelques traits
généraux; ou bien l'on étudie l'identité spécifique de Pierre ou de Paul;
mais c'est quitter le champ de la science, qui ne connaît que des vérités
globales, donc utilisables en tous lieux et en tous temps, parce que rendues
prophétisables par l'expérience. Si le marinier de la connaissance tente de
louvoyer entre ces deux écueils, dans l'espoir de trouver la passe entre
Charybde et Scylla, commencera-t-il par étudier les identités sociales
respectives du magistrat, du fonctionnaire, du professeur, du savant, du
financier et du savetier? Certes, il établira alors qu'il existe des identités
attachées aux fonctions comme le lierre aux arbres; puis il analysera la
psychologie de l'identification plus ou moins intense de la personne à la
conscience de leur identité collective qu'acquièrent les corps professionnels
ou les corps constitués. Mais l'identité qu'engendrent les dignités et les
rangs est fort différente selon les nations; de plus, ce genre de conscience idéale
n'est jamais que le fruit d'une histoire en cours. L'esprit des communautés
agissantes se métamorphose sans cesse, au point que le nautonier en quête
d'Adam sera reconduit par les soins même de Clio à un émiettement à l'infini
de l'objet de sa quête, tellement l'irréductible identité du fonctionnaire X
ou du magistrat Y demeurera hors de sa portée.
Courons
ensuite vers le palais de l'identité corporelle, afin d'en relever les caractéristiques,
plus nombreuses que les gouttes d'eau du Gange, et de mettre chaque trait génétique
de chaque individu en rapport avec le fourmillement des identités culturelles
auxquelles il est livré. Car les progrès de la science ont révélé qu'il
n'existe pas deux individus semblables et que l'identité physique est
parfaitement capturable. La technique dite des "empreintes génétiques"
permet désormais de cerner le sujet dans sa singularité physiologique absolue;
et l'analyse du code à barres a apporté la démonstration mathématique que la
probabilité de rencontrer deux chats identiques était d'une seule possibilité
sur trois mille quatre cents milliards. Que l'on considère donc l'immense
difficulté de saisir tous les traits qui fondent l'identité bio-psychique d'un
seul être; qu'on tente un instant d'entrer dans le réseau inextricable des
connexions entre des personnes toutes singulières; puis qu'on les suive pas à
pas dans le labyrinthe des possibilités et des choix que la société leur
propose; qu'on examine encore l'évolution des individualités dans le dédale
des chances et des échecs de leurs rencontres avec les circonstances de la vie
sous ses formes privées et publiques; qu'on mesure les différentes manières
des hommes de connaître et de vivre les mêmes circonstances selon les époques
et les lieux!
Mais comment
une si folle ambition de la connaissance pourrait-elle jamais aboutir à un seul
résultat concret? À supposer qu'on parvînt un jour à saisir un individu réel
dans l'éparpillement sans fin des données éphémères qui le conditionnent,
ce ne serait encore que pour un très court instant, car il serait déjà tout
autre au moment même où l'on ferait connaître un si beau triomphe de la
psychologie expérimentale. De plus, quelle serait l'utilité d'un savoir de
cette sorte? L'immense majorité des données génétiques ne fait pas apparaître
des diversités très significatives entre les individus; et, de leur côté,
les particularités culturelles locales ne sont pas non plus d'un si grand intérêt
qu'il faille en rechercher les moindres traces comme si l'on se trouvait sur la
piste du saint Graal. Quant à la spécificité biogénétique de Mozart,
d'Einstein ou de Michel-Ange, que nous enseignerait-elle? L'essentiel n'en
demeurera pas moins d'entrer dans l'âme de leurs oeuvres, et le secret de leur
génie n'apparaîtra jamais sous la lentille du microscope qui aura isolé
quelques traits génétiques spécifiques chez ces grands hommes. C'est pourquoi
aucun écrivain de génie n'a jamais dépeint un seul individu réel. Les plus
grands ont réduit ce Protée à un ressort unique et frappant pour
l'imagination - la misanthropie pour Alceste, l'avarice pour Grandet, l'orgueil
pour Coriolan, le doute pour Hamlet. Comment mieux démontrer qu'il est
impossible de suivre à la trace un seul homme vivant?
On comprend,
dès lors, que la psychologie dite expérimentale se soit mise dans une
situation sans issue; et qu'elle commence à découvrir qu'elle s'est condamnée
elle-même à une sorte de désespoir scientifique, pour avoir renoncé, au
profit d'une minusculité aveugle de l'expérimentation, à toute réflexion
fondamentale sur la structure générale de la conscience de soi. Alors, dans
son renoncement, tour à tour désinvolte, allègre et amer, à la tâche de la
réflexion philosophique, l'expérimentateur a allégué que l'étude de
l'identité individuelle s'était malencontreusement divisée entre une
observation saine du "réel" et une "partie explicatrice" ,
qui aurait fait appel à des "principes philosophiques sans base expérimentale",
lesquels iraient, "fâcheusement, par une réification des données
objectives, constituer une ontologie" (J. Corraze).
Puis l'expérimentalisme
pur a voulu considérer les "modèles" comme de "véritables
fictions". Mais il est apparu que l'observation "neutre" du
"réel", censée servir de "base expérimentale", donc
objective, à la connaissance scientifique rigoureuse, demeurait muette aussi
longtemps qu'aucune pesée des signifiants théoriques ne venait interpréter
les faits et leur conférer leur "sens rationnel"; et que l'abandon du
devoir propre à la pensée de juger au préalable les référents mêmes du
savoir théorique n'aboutissait qu'à enfouir dans l'inconscient de la science
de nouveaux présupposés et de nouveaux préjugés cognitifs entièrement
inaperçus de l'expérimentateur euphorique. Une métaphysique informulée
continuait alors d'innerver subrepticement une observation devenue trop sûre de
son innocence et de dresser, en retour, le portrait du psychologue rendu aveugle
à l'égard de sa propre identité. Bientôt le chercheur, rendu flottant à
force de se servir d'instruments expérimentaux flottants, peignait un sujet
aussi flottant que lui-même, et la question de la subjectivité, tant du
portrait que du portraitiste, resurgissait sur les traces d'une "objectivité"
du savoir dont la déconfiture, autrefois philosophique, était devenue expérimentale.
Mais une
entreprise aussi périlleuse que celle d'évoquer, même dans ses traits
principaux, une identité structurée et fonctionnelle, donc dûment
constructible, du sujet - et de telle sorte que l'histoire entière de la
conscience narcissique s'en fasse le témoin - exigeait le recours à un
instrument de lecture fiable du "matériel expérimental". Cet
instrument nous a semblé abandonné à tort sur le terrain de la recherche
scientifique; car il s'agit d'une gigantesque machine à déchiffrer l'identité
essentielle du genre humain - son identité mythologique et son identité
politique réunies. Cette machine nous a paru être une théologie qui, pendant
des siècles, a servi d'incontestable témoin de l'humanité avant d'en devenir
le vestige le plus sûr. Comment la philosophie et la psychologie
disposeraient-elles aujourd'hui de metteurs en scène plus éloquents de la
condition humaine que les effigies cent fois agrandies de leurs fabricants que
furent d'abord les dieux, puis un dieu unique? Le mythe est l'interlocuteur
naturel, tour à tour arrogant et inquiet, que notre espèce avait délégué
sur l'écran du cosmos afin de s'y peindre elle-même en pied. Mais encore
faut-il tenter de comprendre le double langage du rêve religieux, et à quel
point il est révélateur, précisément. d'être habilement dédoublé dans
l'inconscient.
C'est
afin de conquérir une place honorable dans l'immensité muette et de rendre
intelligible le mystère de se trouver là sans aucune raison plausible que
l'homme s'est d'abord doté d'une identité cosmique chargée de conjurer
l'absurdité de son destin par une haute représentation de sa dignité. Médiatisé
par ses idoles, gigantesques mégaphones cérébraux, il s'est mis à l'écoute
de sa propre image magnifiée et haussée au rang d'instance oraculaire par les
soins les plus attentionnés de son esprit. Pour que ces figures, d'abord
prestigieuses, pussent se voir progressivement dépréciées et enfin traitées
en vulgaires idoles, il fallait bien que l'identité de l'observateur se dédoublât
quelque peu, conquit une distance, encore bien faible, à l'égard de sa propre
effigie divinisée et se donnât une identité désormais divisée par un
premier éloignement de soi à soi.
Bientôt Ézéchiel
allait oser faire dire à l'idole: "J'ai donné de mauvais préceptes aux
hommes." Le premier, Abraham avait admonesté sévèrement la justice d'un
ciel barbare, et qui distinguait encore si mal l'innocent du coupable qu'il ne
faisait jamais que reproduire dans les nues la justice terrestre, aussi
rudimentaire que féroce. Bientôt l'idole, réduplicative de son fabricant,
sera condamnée à se repentir d'avoir ordonné le déluge; et les hommes se
donneront des idoles de plus en plus sages à mesure qu'ils s'assagiront.
Voltaire enfante le dieu futur en insultant l'idole aussi durement qu'Isaïe:
"Ô mon Dieu, écrit-il, si tu descendais toi-même sur la terre; si tu me
commandais de croire ce tissu de meurtres, de vols, d'assassinats, d'incestes
commis par ton ordre et en ton nom, je te dirais: "Non, ta sainteté ne
veut pas que j'acquiesce à ces choses horribles qui t'outragent; tu veux m'éprouver
sans doute"."
Mais
la question ouverte par l'apparition des dieux demeure sans réponse: comment
l'individu parvient-il à s'offrir à son propre regard et à s'auto-portraiturer
au point d'observer l'identité désormais divisée qui le constitue? I1
faudrait intégrer dans la nature même de l'identité l'étrange capacité de
cette dernière à s'auto-apercevoir. C'est ainsi que l'homme se tronque lui-même
à mesure que, croyant "se" découvrir, il n'inclut pas, dans le
spectacle qu'il s'offre de "lui-même", le recul de son esprit, qui
seul pourtant assure l'émergence d'une image mise à distance. L'identité
humaine est donc une poupée gigogne; les idoles en sont les représentants en
escapade perpétuelle. I1 est impossible d'immobiliser l'homme, puisque
l'objectivation du sujet par lui-même, en le séparant de sa propre figure,
s'en fait une image arbitrairement figée. Celle-ci ne coïncide jamais avec la
réalité nouvelle que la lucidité conquérante vient de dévoiler. La raison
est existentiellement iconoclaste.
Du coup, les
dieux se révèlent des modèles arrêtés de l'identité incapturable d'un
sujet toujours en fuite et condamné à une évasion permanente hors de la geôle
de ses représentations fossilisées et narcissiques de lui-même. Le regard que
l'intelligence porte sur les signifiants qui l'inspirent les transcende sans
cesse et nécessairement. A les dénoncer comme des masques d'une autre identité,
toujours cachée sous l'identité observée, la raison les rend caducs à mesure
qu'elle les produit. Comment arrêter la course d'Adam vers son insaisissable
identité si l'esprit a toujours une longueur d'avance sur ses prises; et si,
par conséquent, la quête de "lui-même" par le sujet paraît flouée
par sa propre progression, faute que l'ipséité propre à l'intelligence
poursuivante se laisse également saisir? Mais telle est aussi la source de la fécondité
d'une analyse critique du travail millénaire de la raison sur les idoles chargées
de servir de fixatifs, toujours trompeurs et provisoires, de l'identité du
sujet; car la personne est ontologiquement en voyage et ne s'arrête jamais
longtemps dans l'auberge des mythes qui voudraient la décrire.
Les Grecs
n'ont jamais fabriqué d'écouteurs géants des petites gens et des métiers
secondaires. Le ciel d'Athènes a été farouchement élitiste: il n'a jugé
dignes de se voir magnifiées par une imagerie céleste que les identités
particulières aux agriculteurs, aux guerriers, aux chasseurs, aux forgerons,
aux marins, aux médecins, aux vignerons, aux amoureux, aux poètes, non à
celles des cordonniers, des potiers, des tisserands ou des cuisiniers. Est-ce
une première métamorphose de l'"inconscient collectif" de l'humanité
qui a conduit l'Antiquité tardive au sentiment diffus que l'homme ne dispose
pas d'interlocuteurs façonnés à son image et ressemblance dans l'immensité,
et qui pussent, par conséquent, lui servir de garants sûrs, donc de fixatifs
fiables de l'identité des Grecs et des barbares? La quête inquiète, par
l'esprit humain, de son identité véritable - celle qui inclurait, dans sa définition,
la distanciation sans cesse recommencée à l'égard d'elle-même qui la fonde -
semble avoir reporté toutes ses espérances, et aussi ses angoisses, sur une
divinité invisible, dont l'omnipotence et l'omniscience échapperaient enfin à
l'anthropomorphisme par trop évident des anciens réflecteurs collectifs.
En vérité,
ce miroir nouveau et universel de la condition humaine était en fabrication
depuis Platon dans la philosophie, du moins confusément. Mais la longue marche
parallèle du panthéisme de l'Antiquité tardive et du dieu brutal d'Israël
allait adoucir les traits de la première idole à vocation mondiale qui ait
jamais été conçue et lui conférer une identité moins jalouse, guerrière,
fantasque, vengeresse et perverse que celle du Jahveh primitif. Le dieu encore
sauvage qui allait remplacer tous les autres pendant vingt siècles a alors
commencé de tourner, d'Ézéchiel à Nietzsche, le film le plus précieux qu'on
pût concevoir, celui qui a retracé les métamorphoses les plus frappantes et
les plus révélatrices de l'identité naïve et féroce de ses adorateurs et,
par conséquent, du cerveau et du coeur des trois quarts de l'humanité. L'Olympe
issu de l'alliance du ciel hébreu avec le chrétien, et de tous les deux avec
Platon, allait servir de médiateur beaucoup plus occulte et plus subtil de la
quête d'identité de l'humanité que les idoles anciennes. Car le croyant du
Bas Empire, qui avait vu s'écrouler le monde romain - orbis romanus ruit,
s'écriait saint Jérôme -, se trouvait soudainement privé d'intercesseurs éprouvés
de son identité physique, en raison de la disparition progressive des divinités
dotées d'un corps.
Comment la
personne à la fois amputée d'une identité palpable du genre humain par la
carence subite des dieux d'autrefois, garantis en chair et en os, et d'autant
plus dangereusement abandonnée aux solitudes de l'immensité, ne se serait-elle
pas mise à flotter? Fallait-il qu'elle cédât à la tentation permanente de s'auto-définir,
donc de s'enserrer elle-même dans le réseau capturant, mais combien décevant,
des symboles civiques traditionnels, ou bien fallait-il qu'elle s'évadât perpétuellement
hors des signifiants intra-mondains? Car le sujet se voyait non moins
"objectivé" qu'autrefois par le relais de la cité, qui lui conférait
les mêmes identités fonctionnelles que par le passé, mais devenues vacantes,
faute de supports cosmiques.
C'est alors
que l'Église, inconsciente interprète d'un besoin d'identité corporelle
devenu universel et irrépressible, a commencé de forger, avec l'aide de ses
intellectuels les plus habiles, un nouveau dieu de chair, qui paraîtrait bien
plus objectivement existant en son corps que les idoles anciennes, puisqu'on le
verrait dûment doté d'un état civil, mais dont le statut demeurerait,
cependant, non moins unique, donc tout aussi hostile que le Jahveh invisible des
Juifs à la prétention qu'élèverait quelque autre dieu d'exister. Or Jahveh
passait alors progressivement, mais très lentement et difficilement, du rôle
d'un chef de guerre primitif à celui d'un pur esprit, chargé de symboliser
l'insoutenable insaisissabilité de la conscience. À la vérité, il n'était
jamais parvenu non plus à se désincarner entièrement. Dans l'Ancien
Testament, il apparaissait comme un héros homérique: "Dieu parle, écoute,
voit, sent, rit, souffre; il dispose des organes adéquats à ces fonctions: il
a deux yeux, des mains, des bras, des oreilles" (André Chouraki). Le coup
de génie du christianisme est d'avoir tranché le noeud gordien en divisant
Jahveh entre deux identités: celle d'un homme pleinement homme et celle d'un
dieu conçu comme un pur esprit, de telle manière que l'un et l'autre pussent
conserver leurs apanages propres sans confusion ni mélange. Un dieu physique
d'un genre nouveau et doté d'ubiquité corporelle dans l'hostie sur tous les
autels du monde allait donc prendre en charge le besoin invincible de l'humanité
païenne de doter son identité de contreforts mythiques multiples, qui pussent
servir de garants tangibles à l'existence corporelle de tout un chacun. Le répondant
chrétien de la chair serait offert tout autant à l' "imagination concrète"
des foules qu'à l'adoration des docteurs; et il se rendrait
"palpable", du moins en son effigie; car il garantirait théologiquement
l'éminente dignité de l'identité terrestre de l'homme jeté dans le temporel.
Mais
une entreprise de médiation aussi considérable allait inévitablement
rencontrer toutes les apories de la philosophie depuis Platon; et, d'abord,
l'impossibilité, pour la pensée, de jamais raccorder l'universel au singulier
de manière satisfaisante, puisque l'universel est la boîte de Pandore d'où
l'intelligence, armée de l'idée, ne cesse de s'élancer vers une identité
insaisissable de l'humanité. Cependant, il n'était plus possible, à la fin du
monde antique, de faire passer à la trappe le symbole de la transcendance de la
personne, donc de son invisible universalité, qui avait fait irruption dans les
consciences avec le néo-platonisme sous la forme d'un dieu entièrement décorporé.
Par conséquent, le dieu à nouveau incarné des chrétiens, en tant qu'il était
censé posséder désormais non point une sorte de chair divine, comme celle de
Mars ou d'Aphrodite - chair dont les Grecs n'avaient d'ailleurs jamais précisé
le statut philosophique -, mais une chair proprement humaine, se trouvait dans
l'impossibilité absolue de jamais se présenter comme un dieu doté d'une
identité véritable dans une culture grecque que plusieurs siècles de la pensée
avaient convertie au règne spirituel de l'idée. Il a donc fallu diviser
l'identité du dieu nouveau, donc de l'homme, en deux portions inconfusibles et
déclarer divin le tronçon qui accomplissait les miracles, et humain celui qui
dormait, pleurait ou se montrait fatigué, à l'image des idoles antiques et du
Jahveh primitif. Mais, même ce dieu-là, de quelle identité du sujet sera-t-il
le dépositaire? Comment empêcher que toute identité seulement charnelle soit
fatalement en trompe l'oeil, puisque l'intelligence, qui transcende le visible,
le cloue nécessairement sur place et lui dit sans cesse: "Je ne suis pas
ici, j'habite un ailleurs; je ne suis réellement vivant que dans l'au-delà de
ce corps, dans l'au-delà de ce monde physique; l'universel est la véritable
demeure de mon esprit"? Ce fut donc un casse-tête, pour les conciles de
Nicée puis de Chalcédoine, de masquer la scission irrémédiable de l'identité
de la personne entre sa réalité corporelle et l'évasion de l'homme véritable
hors de son propre corps, qui faisait le fond de la mystique et de la raison
platoniciennes.
En vérité,
l'universel est l'arme mythifiée du pouvoir politique; et le concept, le
sceptre du commandement. Comment diriger les hommes s'ils placent un "corps
divin" au-dessus de l'idée, et s'ils retirent ainsi aux chefs l'outil de
l'invisible qu'est la pensée abstraite, bardée de principes et de lois? La
puissance descend, masquée par le langage généralisateur, du mont Sinaï de
l'universel vers les corps obéissants. Si l'autorité monte, tout au contraire,
d'un corps sacré, les sommets de l'État seront disqualifiés par le concret;
et les subordonnés seront tenus pour plus importants que les Olympes. L'identité
de l'autorité repose donc sur la sacralisation de l'universel. I1 fallait empêcher
une dévalorisation des ressources de la dialectique qui eût été
politiquement aussi catastrophique pour l'Église que pour l'Etat. C'est
pourquoi le grand rassemblement de tous les évêques de la chrétienté à
Chalcédoine s'est vu contraint par Léon 1er, qui avait la tête politique, de
prendre définitivement acte de l'échec du voeu ardent qu'avait prononcé un
autre rassemblement d'évêques à Nicée cent vingt-cinq ans auparavant - celui
de ne jamais commettre le sacrilège, alors jugé effroyable, de diviser
l'identité de la divinité, donc du sujet, en deux portions inconciliables.
Aussi,
depuis quinze cents ans, l'homme d'Occident est-il déchiré entre l'abstrait,
qui commande, et le concret, qui souffre, le spirituel et le temporel, l'idéal
et le réel, Dulcinée et Maritorne, comme le fait voir, avec un éclat sans
pareil, le dieu irrémédiablement scindé qui symbolise l'identité à jamais
fissurée de l'homme en société. "Je est un autre", dira Rimbaud. Le
monde moderne vit dans la postérité intellectuelle de Platon; car seul l'homme
divisé entre son corps et son esprit peut faire progresser sa raison; et un Jésus
unifié par le dogme, qui se contente de décréter une impossible alliance du
corps avec l'esprit, n'est encore qu'un dieu grec fort primitif, donc naïvement
bivalent, sur lequel on a tenté en vain de greffer une divinité hébraïque déjà
largement platonisée, mais non encore entièrement décorporée.
La structure
déhanchée de la conscience, dont l'impossibilité d'unifier le dieu est le
symbole, Pirandello l'a mieux comprise que personne. Dans A chacun sa vérité,
un fonctionnaire, Ponza, partage ses dévotions entre deux femmes réunies en
une seule, l'une toute temporelle, l'autre tout imaginaire et toujours cachée
sous un voile car son servant de mari la fait vivre en recluse. Elle joue
visiblement, dans l'esprit un peu dérangé du fonctionnaire, le rôle de la
Vierge Marie pour les croyants, ou du marxisme pour les logiciens de cette
doctrine. Pirandello est l'humaniste de génie qui, ayant pris pleinement
conscience du dédoublement de l'identité de la personne entre des symboles
opposés qui fondent ses jugements sur la valorisation tantôt de son identité
principielle, tantôt de son identité corporelle, demande, après Nietzsche:
"Quelle identité faut-il attribuer à ceux qui ont enfanté des
signifiants métaphoriques universels de l'identité humaine, donc les hiérarchies
mêmes des valeurs, et qui voient l'homme toujours divisé entre la pierre de
Sisyphe du temporel et le feu d'un perpétuel élancement hors de toute
enceinte?" L'appel qui l'empoigne, le comble, l'arme, le détruit, le brûle,
l'assoiffe, le dessèche, le nourrit, le désaltère, le porte aux nues est à
la fois son tourment et sa grâce, son paradis et son enfer. Inapte à
s'enfermer dans un empire délimité, un savoir arrêté, un pouvoir
circonscrit, l'identité de cet être n'est décidément pas assignable à résidence;
elle se révèle invinciblement transcendante non seulement aux corps, mais
encore aux victoires de l'esprit sur la chair, puisque l'esprit les dénonce
sans cesse comme illusoires à leur tour. Sans relâche, l'homme se rouvre à la
nuit qui le hante afin de retrouver sa désarrimante liberté.
Car
l'universel n'est encore qu'un oracle insuffisant à nourrir la liberté et à
lui donner un sens. "Que vaut, dit l'homme, une évasion hors de mon corps,
si cette évasion est enfermée d'avance dans les prestiges de la pensée
abstraite et de ses pouvoirs césariens? Si l'universel n'est jamais que le
temple des identités collectives? Si ces idoles nouvelles, et devenues cérébrales,
sont seulement un peu moins grossièrement visibles que celles qui promenaient
autrefois effrontément leur corps ici-bas?" Mais, puisque l'intelligence,
ambitieuse de cerner une identité fixe du sujet, est fondée sur son propre
recul à l'infini, donc sur sa transcendance, qui rejette au fur et à mesure
les idoles arrêtées qu'elle pulvérise, du seul fait qu'elle les capture,
comment la course du sujet vers le néant où son identité s'évanouit dans
l'insaisissable s'arrêterait-elle jamais?
Dès qu'il
s'agit de prendre conscience de la scission entre l'identité corporelle, qui se
lie étroitement au sujet tangible, et celle qui s'attache à l'ubiquité du
langage, afin de distinguer clairement le concret du mental et le physique du
psychique, l'identité d'Adam ne demeure-t-elle pas plongée dans la même
confusion entre ces deux ordres, parfaitement distincts, que celle dont la théologie
de l'incarnation d'un dieu, donc d'un esprit, demeure l'éloquent témoin? C'est
qu'il s'agit toujours d'illustrer l'identité, désormais jumelée, des
dominants et des dominés, ces derniers répétant inlassablement le sacrifice
d'amour et d'obéissance de l'individu à la collectivité sacralisée. La
Croix, puissant réflecteur cosmique de la structure civique de la conscience de
soi, sera un Janus efficace, parce que l'identité dédoublée du dieu est adaptée
d'avance aux crises essentielles qui peuvent se rencontrer dans l'histoire des
peuples. En effet, l'une des faces du dieu bifrons prêche sans relâche, par la
bouche de Paul et de Pierre, la soumission obligatoire et pieuse des fidèles
aux pouvoirs établis; l'autre, au contraire, prêche la révolte des croyants,
chaque fois que l'Église se sentira menacée dans son identité. L'une exigera
la capitulation sans conditions du sujet devant l'autorité, à l'exemple du
dieu innocent et pourtant livré à une exécution publique; l'autre, la rébellion
triomphale contre tous les Césars, symbolisée par la résurrection.
Tout au long
des siècles, la double identité de la personne, à la fois soumise et rebelle,
victorieuse et sacrifiée, a été si bien calquée sur les deux types de
convulsions dont l'histoire offre le spectacle - les tyrannies et les révolutions
- qu'elle a été idéalement illustrée parr un mythe théologique génialement
conçu pour défendre tour à tour une politique de l'auto-immolation de la créature
à la puissance publique divinisée et une politique dite de la libération qui
retrouvait, dans la croix résurrectionnelle, l'élan des Prométhée et des
Antigone.
Quelle sera
donc l'identité propre à la lucidité? Quelle sera l'identité des Nietzsche
ou des Pirandello? Le Larousse du XXe siècle sait parfaitement quelle
est l'identité véritable de l'auteur de À chacun sa vérité: "Il
a écrit des oeuvres fort curieuses, empreintes d'un humanisme assez sombre, où
l'homme apparaît comme un fantoche incapable de se connaître lui-même."
L'Encyclopaedia Universalis, en revanche, écrit: "La valeur
historique du théâtre de Pirandello est d'avoir servi de terrain de réflexion
et de sujet d'imitation à plus de cinquante ans de théâtre mondial."
On voit que
le christianisme a été le plus puissant maître d'oeuvre de l'identité
politique du sujet, donc du système des valeurs qui fonde l'existence sociale,
en symbolisant, par un récit mythique exemplaire, que le singulier devra
toujours être sacrifié au principiel et que c'est le groupe qui, en définissant
la vérité, se subordonne l'individu.
Sous
l'Ancien Régime, deux formes parallèles de l'absolutisme s'étaient soutenues
réciproquement, afin de structurer en commun l'identité obédientielle du
sujet: le centralisme planétaire de l'Église romaine, d'une part, et le
centralisme national de la monarchie, de l'autre. Ce mélange de l'identité
territorialisée du sujet avec son identité absolutisée et garantie par la foi
résultait de l'aristotélisme selon saint Thomas, devenu la théologie
officielle de l'Église. Car l'Aréopagite avait réfuté l'identité
platonicienne du citoyen en ces termes: "La cause de Critias n'est pas l'idée
d'homme, mais le père de Critias." Aussi, avec la Révolution de 1789,
l'identité aristotélicienne du sujet se concrétise-t-elle dans un évangile désormais
en action et "incarné" par le droit de vote. Les moyens de
conditionnement de la conscience à l'obéissance par le relais de l'exécution
publique du Golgotha ont acquis, en réalité, un regain de vitalité
extraordinaire avec la sacralisation du suffrage universel, la sanctification de
la "raison expérimentale" et la divinisation des droits de l'homme,
qui sont les manifestations modernes de l'incarnation triomphale de la vérité.
L'identité psycho-politique de la personne, scindée et glorifiée par une
immolation symbolique, s'est donc perpétuée sans qu'une solution de continuité
véritable fût apparue entre les formes nouvelles de la vie sacrificielle de la
nation, nées des valeurs laïques promues par le système éducatif des démocraties
et par les techniques anciennes de la soumission d'Adam à l'autorité ecclésiale
qu'avaient mises en place deux millénaires d'intense sanctification
platonico-chrétienne du sacrifice de la croix.
Rien
n'illustre mieux la permanence de l'identité médiatisée du citoyen que la foi
de l'humanité entière en l'intercession planétaire du "rachat" par
la Liberté, le "salut" ayant été rationalisé par la Démocratie,
ce Christ universel des droits de l'homme. Dans le célèbre Essai sur la régénération
physique, morale et politique des Juifs, de l'abbé Grégoire, qui a dicté
la politique française d'intégration et d'assimilation de ce peuple depuis
deux siècles, la notion, devenue "révolutionnaire", de "régénération"
par la seule grâce de la Raison émancipatrice n'était évidemment qu'un
substitut de la notion théologique de salut. Le citoyen est le fils incarné de
la vérité révolutionnaire, comme il l'était de l'Esprit divin dans saint
Paul. La France entre enfin dans la nouvelle terre promise, celle où régneront
les idées pures de Liberté, d'Égalité et de Fraternité. Le pays "hier
soldat de Dieu, aujourd'hui soldat du Droit, soldat de l'Humanité
toujours", dira Clemenceau en annonçant la victoire de 1918 à la Chambre.
Par là même,
l'identité du sujet, sacralisée par des abstractions et dûment mythifiée par
sa propre idéalité, renoue avec le jacobinisme platonico-chrétien originel,
qui s'était montré résolument égalitariste et qui s'était livré précisément
de ce fait, du moins au cours des premiers siècles, et par la violence
unificatrice de l'"universel" - à l'anéantissement des identités
religieuses locales. I1 s'agissait alors d'exterminer le péché de
diversification polythéiste des cultures. Puis l'Inquisition avait rêvé de
l'extinction de toute hérésie et du châtiment éternel des pécheurs dans le
feu du Goulag infernal. Le jacobinisme révolutionnaire voudra, lui aussi, éradiquer
les diversités culturelles dans la nation par la médiation de la Logique.
C'est que le
concept est terroriste du seul fait qu'il désire s'incarner, afin de régner
vraiment, et pas seulement dans l'abstrait; et, comme le réel refuse de se
laisser incarner par l'Idée, son glaive s'émousse à vouloir l'obtenir par la
guillotine. Le jacobinisme est un christianisme originel, et qui s'obstine à
incarner la vérité par la Terreur. Car, si Jésus n'est pas né de Joseph, son
père, comme Critias de Critias, mais du Saint-Esprit, c'est qu'il est le fruit
du débarquement foudroyant de l'universalité du vrai dans le champ de la
contingence. La révolution jacobine renouvelle l'avènement de l'absolu dans le
temps de l'histoire. Elle rappelle l'alliance, tout au long des siècles de foi,
entre le christianisme et un jacobinisme porteur du glaive terrible de l'utopie
platonicienne en politique, malgré les efforts du réalisme théologique
catholique pour empêcher les fidèles de se représenter le Christ de chair
comme la vérité divine et principielle rendue désormais concrète et
tangible.
Aussi les
historiens de la Révolution ne s'y sont-ils pas trompés: tous ont compris la
nature fondamentalement théologique de l'événement; tous ont mis l'accent sur
l'identité christiano-platonicienne du citoyen porté sur les fonts baptismaux
de la vérité révolutionnaire. Le monde moderne vit encore dans la nouvelle
religion née il y a deux siècles au sein du nouveau peuple élu. Pour Jules
Michelet, Philippe Buchez, Louis Blanc, Jean Jaurès, l'identité réelle du démocrate
fait de lui un représentant qualifié de la nation christique, chargée
d'incarner le prophétisme des idées rédemptrices. C'est comme apôtres que
Blanc, Quinet, Michelet écrivent. Le protestant Edgar Quinet reproche à la Révolution
d'être restée à mi-chemin du rachat de l'humanité par la médiation angélique
des idées catéchisées et devenues salvatrices. Michelet clame que la France
est l'annonciatrice du véritable royaume de Dieu; qu'elle assume le nouvel évangélisme.
Mais, pour Quinet, la Promesse de l'Éden a avorté par la faute des Français,
qui se sont rués derechef vers leur identité de serfs et se sont remis à
adorer un monarque et une Église d'un genre nouveau - l'État tentaculaire, qui
les égalise désormais tous devant lui, comme l'avait fait le Christ-roi romain
allié au Christ-roi de Versailles. Même Tocqueville, Edmund Burke, Antoine
Barnave, qui sont proches de Montesquieu et qui dénoncent comme illusoire le
messianisme révolutionnaire attaché au conceptualisme oraculaire, font une
lecture théologique de l'histoire de l'identité humaine, tellement il est évident
à tous - thuriféraires nostalgiques, utopistes ou adversaires du triomphe
eschatologique de l'abstrait - que, si la Révolution a accouché d'une
politique mondiale des droits de l'homme, c'est par une continuation des formes
théologiques qu'avait prises l'identité du citoyen; et que cette continuation
était inscrite d'avance dans la logique interne du mythe sacrificiel chrétien.
L'interprétation
aujourd'hui dominante, celle des François Furet, Mona Ozouf, Marcel Gauchet,
Patrice Gueniffey, Pierre Nora, Jacques Revel, Denis Richet, pour n'en citer que
quelques-uns, considère à son tour la Révolution comme le mythe politique qui
a fondé l'identité de l'homme moderne sur des formes du sacré dont les développements
révèlent le ressourcement révolutionnaire du christianisme dans l'utopie
platonicienne. Pour François Furet, l'historien de l'avenir devra se délivrer
de la tyrannie des "forgeurs de concepts", qui se croient seuls
"innocents d'idéologie" . Le concept sacralisé ressemble au Dieu de
Descartes qui, "trouvant l'existence au nombre de ses attributs, ne peut,
de ce fait, manquer d'exister" . I1 s'agit de pourchasser les
"essences superbement dotées" et riches de "potentialités
providentielles" , qui aboutissent à une "histoire tétanisée par la
logique". Le citoyen fonde sa nouvelle identité religieuse sur son
appartenance mystique à la "grande nation libératrice", celle qui
enfante la société universelle émancipée et qui lui donne un catéchisme
mondial de la Liberté en guise de Saintes Écritures. Cette sorte de
"vulgate lénino-populiste" arme les "nouveaux Teilhard de
Chardin" de la Révolution, les apôtres d'une "histoire inséparablement
communion et pédagogie" (Furet).
Mais la
platitude de l'incarnation "aristotélicienne" de Critias n'est-elle
pas telle que ce serait amputer l'identité humaine de ses rêves que de l'y réduire?
I1 convient de remarquer que les historiens nouveaux, qui se placent aujourd'hui
résolument à l'avant-garde d'une démythification politique de la Révolution,
commencent seulement d'en analyser les valeurs à la lumière d'une compréhension
sacrificielle de l'identité humaine dans l'histoire. Certes, François Furet
voit, dans la Terreur, une forme du mythe de la "régénération de
l'homme", par quoi "la Révolution française s'apparente à une
annonciation de type religieux sur un mode sécularisé" (Dictionnaire
critique de la Révolution). À ses côtés, Mona Ozouf souligne avec force
que Robespierre a articulé le culte de l'Être Suprême avec la Terreur et
qu'il s'agit d'une "articulation logique" , "voulue comme
telle" . Que dit l'Incorruptible, c'est-à-dire le Savonarole de la piété
révolutionnaire? "Asseyez-vous tranquillement sur les bases immuables de
la Justice et revivifiez la morale publique [c'est-à-dire ayez une religion d'État];
tonnez sur la tête des coupables et lancez la foudre sur vos ennemis [c'est-à-dire
ayez la guerre et la Terreur]" (op. cit.).
Mais on
semble ne pas avoir compris que la structure politique de la foi révolutionnaire,
qui "accote la Terreur à une métaphysique", est la source même du
christianisme doctrinal, tel que l'épître de Paul aux Romains l'explicite à
partir du Dieu de Moïse et de ses foudres. La Terreur illustre la nature
profonde de la justice divine, qui est le coeur de la foi juive et chrétienne
et qui définit, en retour, l'identité du sujet comme livrée au double visage
de toute politique: la promesse bienveillante du salut, mais sous la contrainte
de la terreur. Bossuet l'exprime ainsi: "Je remarque, dans les Écritures,
qu'il y a un sacrifice qui tue et un sacrifice qui donne la vie. Le sacrifice
qui tue est assez connu; témoin le sang de tant de victimes et le massacre de
tant d'animaux. Mais, outre ce sacrifice qui détruit, je vois dans les saintes
lettres un sacrifice qui sauve [...]. D'où vient cette différence, si ce n'est
que l'un des sacrifices a été divinement établi pour honorer la bonté de
Dieu, et l'autre pour apaiser sa sainte justice?" (Panégyrique de saint
Pierre Nolasque). C'est pourquoi, à l'image de la Terreur, "la justice
divine poursuit les pécheurs à main armée, elle lave ses mains dans leur
sang, elle les perd et les extermine" . Or, à cette "justice
rigoureuse" , il faut des "sacrifices sanglants et des victimes égorgées,
pour marquer la peine qui est due au crime" (op. cit.).
Avec la Révolution,
le sujet intériorise donc l'identité politique dont la divinité avait forgé
le modèle et qu'elle avait dressée dans ses temples. Le citoyen assume désormais
lui-même le rôle du dieu vengeur, qui "tonne, qui fulmine, qui rompt et
qui brise, qui renverse les montagnes et arrache les cèdres du Liban" (op.
cit.). Mais il n'a plus d'autre victime que ses semblables à offrir à la
vengeance du dieu qu'il est devenu à lui-même; car il n'a plus de dieu-homme,
c'est-à-dire de substitut "avide de nous racheter" et qui livre sa
"propre personne à la justice de Dieu" (op. cit.). On voit que
la Révolution s'annexe seulement la théologie du sacrifice satisfactoire, qui
apaise l'Olympe assoiffé - elle n'a pas su, à Valmy, théologiser l'immolation
volontaire des citoyens sur le modèle christique proposé par l'Église.
"Voyant Jésus-Christ s'offrir à son Père, ils ont appris à s'offrir
eux-mêmes en Jésus-Christ et par Jésus-Christ" (Bossuet, Panégyrique
de saint Gorgon).
C'est que la
France de la Révolution avait déjà oublié, dans la routine des masses et des
processions, le fond même de l'orthodoxie catholique et de sa définition de
l'identité du sujet. Seule la victime royale en prendra conscience en
s'identifiant à l'hostie et en proclamant hautement que son sang rédempteur
cimenterait l'unité politique de la nation. La déchristianisation entreprise
par la Révolution a été tout extérieure. Elle s'en est prise, très
superficiellement, aux seules cérémonies publiques et à tout l'apparat
cultuel de la foi, et non point au façonnement millénaire de l'identité du
sujet par le mythe du sacrifice glorifié. C'est que la République avait
besoin, elle aussi, de citoyens décidés à s'immoler à la vérité. Elle n'a
pas compris que, pour cette raison, l'identité politique du sujet est toujours
définie, dans tous les États, qu'ils soient laïcs ou religieux, par une théologie
du martyre, parce que le sacrifice consenti est le témoin clé de la vie des
peuples. Péguy disait que la mystique républicaine exigeait qu'on mourût pour
la République.
Robespierre,
lui, avait dûment appelé les combattants de la liberté à se changer en
hosties volontaires, et cela sur le modèle des premiers siècles du
christianisme: "Saint Ambroise, après avoir découvert les corps des
martyrs de Milan, les mit dans les mêmes autels sur lesquels il célébrait le
saint sacrifice; et il en rend raison à son peuple: "Il est juste, il est
raisonnable que ces triomphantes victimes soient placées dans le même lieu où
Jésus-Christ est immolé tous les jours." Et si ce sont des victimes, on
ne peut les mettre que sur les autels" (Bossuet, Panégyrique de saint
Gorgon). L'usage de célébrer les mystères sur le tombeau des martyrs a
cessé quand le sang chrétien a fini de couler. Le sang de la Liberté a tari
à son tour le 9 thermidor; alors la théologie jacobine de l'identité du
citoyen s'est adoucie pour laisser la place à une divinité apaisée et toute
gestionnaire. Celle-ci fonde désormais l'identité politique du citoyen sur
l'Olympe anorexique qu'est à lui-même le suffrage universel. Comment exalter
une sacralité rendue immanente à l'anémie de la "démocratie
consensuelle"? Tocqueville avait prophétisé l'avènement du despotisme
mou des administrations modernes, qui placent le peuple sous la tutelle d'une Église
nouvelle, celle de la bureaucratie.
Mais
les premiers théologiens de l'identité du citoyen moderne issue de la nouvelle
Révélation - celle de la Révolution - avaient rêvé d'un peuple fier
d'exercer sa responsabilité politique dans l'histoire, et qui exprimerait
hautement l'autorité à la fois sage, cohérente et infaillible que la
collectivité exercerait spontanément sur elle-même, puisque cette sagesse et
cette infaillibilité lui seraient consubstantielles. La nouvelle vox dei,
incarnée par le suffrage universel, allait se transformer en un personnage
mythique et solitaire, auquel la nation s'identifierait. Ce nouveau géant
politique, né du concept de souveraineté directe, jouirait, à l'image du Dieu
ancien, d'une conscience claire de lui-même et du monde, d'une volonté arrêtée
de la nation entière d'assumer le salut du genre humain et d'un jugement
infaillible à l'égard du mal. La nation démocratique serait l'Église d'un
peuple racheté par la Justice égalitaire. Le fonctionnement théologique du
politique se perpétuerait dans une dynamique religieuse qui ferait du peuple
identifié à la nation souveraine un Christ toujours sacrifié et toujours
vainqueur.
Qui avait
sauvé ce peuple à Valmy et ailleurs, sinon son propre sang, qu'il avait versé
afin que ses idéaux salvifiques triomphassent sur toute la terre? Quelle hostie
consommerait-il donc, ce peuple tué et ressuscité, sinon sa propre souveraineté,
sacralisée par la déclaration nationale, puis universelle, des droits de
l'homme? Les saintes écritures de la vérité universelle, baptisée par la
Logique, le condamneraient à illustrer sa nouvelle identité fondée sur une
eschatologie du concept, et à en apporter journellement la démonstration éclatante
dans l'histoire d'une délivrance permanente du monde, qui serait une histoire
de la révélation continue de la Liberté. Celle-ci, soutenue par l'Égalité
et la Fraternité, laverait le monde de la tyrannie, seul véritable péché
originel. Les trois idéalités révolutionnaires joueraient le rôle de pilotes
de l'univers et de dirigeants assermentés des consciences. Ainsi serait vaincue
l'ancienne Trinité, celle qui achevait de s'endormir dans l'immobilité du
cosmos biblique. Les députés seraient les prêtres de la volonté du peuple;
ils procéderaient quotidiennement à la distribution du pain et du vin nouveaux
- ceux des droits de l'homme - sur l'auttel d'un patriotisme enfin rendu à
jamais prophétique; et ils conduiraient d'une main ferme les destinées de la
divinité intellectuelle que la nation des fils de la Liberté serait à elle-même
sous la conduite d'un État platonicien enfin incarné. Devenir français, c'était
se convertir à l'universel et se laisser définir par lui; et c'était entrer
dans le royaume où il n'y aurait plus "ni Juifs, ni Gentils", mais
seulement des hommes dont l'identité serait, comme dans l'Église, définie par
leur principe. La démocratie serait paulinienne. Mais elle serait aussi idéocratique,
puisque l'idée engendrerait le réel, donc un sujet dont l'identité se
confondrait au mot Liberté, son vrai Christ. Enfin, Dieu serait français,
puisque tout ce qui est universel serait français par définition et par
nature.
L'Église
allait mettre près de deux siècles à réconcilier l'identité chrétienne
avec l'identité révolutionnaire, par "l'accord de la religion et de la
liberté", en se mettant à l'école de ce curé de Coutances qui
"recommandait", dès 1790, "la douce fraternité, la sainte égalité
des enfants de Dieu" - c'est-à-dire le retour au christianisme des
origines.
Terre de délivrance
par l'Idée, la France travaille depuis deux siècles à incarner des concepts.
Mais quelle sera l'identité d'un sujet déclaré universel? Les purs oracles du
suffrage national, garantis par la religion des droits de l'homme, ne surgiront
des urnes qu'à la suite de savantes préparations des politologues, qui interpréteront
les votes, contradictoires par nature, du nouveau souverain, comme l'expression
claire et concertée d'une lucidité unifiée et avertie. Et, pourtant, la Révolution
va enfanter une nouvelle identité du sujet - et tellement inattendue qu'elle
fera subir une métamorphose révélatrice au mythe obédientiel bimillénaire
que l'Occident, tant laïc que chrétien, avait mis au fondement du politique.
C'est que, d'une certaine manière, le mythe de l'incarnation d'un dieu unique,
puissant forgeron de l'identité mondiale de l'homme, conduit peu à peu et
fatalement à un triomphe non moins mondial de l'esprit critique. Car un Zeus réputé
avoir revêtu l'identité d'un homme au plein sens du terme et censé s'être
promené sur la terre comme tout un chacun mais, malgré cela, réputé être
demeuré pleinement Zeus sur son Olympe contraint nécessairement l'histoire, et
rien que l'histoire, à tester la fiabilité de ses divines promesses et donc à
soumettre les décisions de l'absolu à l'épreuve de l'expérience des hommes
dans le temps.
En vérité,
un sujet dont l'esprit critique fondera l'identité, et qui engendrera, à l'école
des siècles, un monothéisme enfin soumis à la vérification expérimentale,
était en germe dans la religion juive; car celle-ci avait, la première,
accompli le coup de force de soustraire à la contingence du monde une section
privilégiée du temps historique, pour la transformer résolument en banc
d'essai de la volonté divine. Virtuellement, le peuple juif était, dès
l'origine, un dieu incarné, comme le peuple français depuis 1789, du seul fait
qu'il avait poussé l'audace jusqu'à décider que son historicité véritable
serait écrite au jour le jour par une divinité. Dans le développement logique
du mythe, Jésus ne représente donc que la seconde étape, celle où tout
individu reçoit la promesse identitaire fabuleuse de devenir à son tour le
dieu incarné, puisque c'est précisément pour cela que le dieu est censé
avoir revêtu l'identité humaine. Donner à boire à chacun le sang autrefois réservé
à Jahveh, donc le principe même de la vie aux yeux des dieux païens comme du
dieu des juifs, c'était diviniser l'homme. La sacralisation du corps, en son
identité de corps, suivra cette formidable révolution cultuelle.
L'aboutissement
logique de ce bouleversement de l'identité symbolique du sujet sera la
profanation libératrice; car le sujet, devenu "Dieu" à consommer désormais
sa propre divinité sous les espèces du sang du dieu, changera d'identité
intellectuelle au point qu'il se mettra à observer en lui-même comment son
idole d'autrefois avait été fabriquée; et il en viendra à se donner une
religion qui fondera son identité sur sa propre souverainté, afin d'assurer le
triomphe mondial de ses droits, qu'il proclamera aussi inaliénables que ceux de
Dieu et qu'il ne tardera pas à proclamer "absolus" également en ce
monde-ci.
Or
ces droits dits sacrés et souverains, comment les revendiquerait-il sur la
terre, sinon en faisant appel à une liberté déjà "divinisée" par
le "ciel" nouveau, c'est-à-dire par l'humanité saluée comme "véritable",
et que sanctifiera, à l'avenir, non plus la Croix, mais le culte mondial de la
Liberté? Du coup, on voit l'ancienne identité du sujet, celle que la divinité
avait définie de sa propre autorité depuis deux millénaires, changer entièrement
de registre par l'effet d'un nouveau miracle, celui d'une mutation subite et
radicale du proférateur divin. Tout démocrate serait un Christ en charge de
l'incarnation nouvelle, celle de l'universalité de la liberté humaine. Il
mangerait le pain médiateur, celui des idéalités révolutionnaires, qui
intercéderaient pour son salut et pour la transfiguration de la société
terrestre en pain de la raison. L'humanité démocratique serait elle-même, sur
toute la planète, son propre corps mystique et son propre principe
ascensionnel. La démocratie ne cesserait de consommer symboliquement le pain
eucharistique qu'elle serait à elle-même sous les espèces des principes rédempteurs
de 1789, censés la délivrer du mal et de la mort. Elle aussi pourrait dire,
avec Honorius d'Autun: "Le corps du Christ mange le corps du Christ",
puisque tous les citoyens réunis par le suffrage universel, qui serait le
nouveau logos, seraient censés constituer le corps sacerdotal et eschatologique
de l'Église de la Liberté, de la Vérité et de la Justice.
Alors que
l'identité de l'homme ancien était encadrée, donc définie, par un ensemble
de devoirs déclarés constitutifs de son être, c'est maintenant la société
qui devient créature, et créature pécheresse à l'égard du citoyen, et qui
se voit donc condamnée à prononcer des paroles de repentance et de soumission,
et à réciter le décalogue de ses devoirs envers l'homme-dieu, proclamé
transcendant aux lois et aux États, comme l'était le dieu ancien. Ce
qu'Abraham et Ézéchiel avaient tenté les premiers, en dictant impérieusement
ses devoirs à la divinité, c'est le Citoyen divinisé qui s'en charge désormais
à l'échelle planétaire; car il est lui-même le seul auteur des Tables de la
Loi. On ne peut tuer Dieu et ne pas s'en reconnaître le légataire universel.
Le citoyen est condamné à assumer l'identité du dieu; car, s'il n'y parvenait
pas, où serait la preuve que ce dieu, il l'avait fabriqué de ses propres
mains? Ainsi naît, évidemment, une nouvelle identité évangélico-angélique
de l'humanité.
Cependant,
l'homme condamné à observer son identité véritable découvre l'autisme de la
divinité, donc son propre autisme. Car il n'adresse jamais ses prières qu'à
sa propre Liberté, afin de glorifier sa propre transcendance
"divine". Ce nouveau Christ se soumet donc, de sa propre autorité, au
poids des affaires de ce monde. Ne disposant plus d'un médiateur extérieur - démasqué
comme idole -, il s'aperçoit que "Dieu" n'était que le symbole de
l'identité scindée d'Adam. C'est pourquoi le Citoyen absolu se répète chaque
jour, dans l'Éden de sa Liberté divine, de son Égalité divine et de sa
charité divine, qu'il a baptisée Fraternité: "Tous les hommes naissent
libres et égaux en droit", donc tous les pouvoirs politiques leur sont
subordonnés. Mais, dans son for intérieur, le nouveau maître de l'identité
transcendantale du sujet, à savoir le citoyen des droits souverains de l'homme,
sait aussi bien que le "vieux et méchant plumage" (Mallarmé) du Sinaï
qu'il formule seulement un voeu pieux.
Car les
hommes n'adoreront jamais qu'en paroles la définition transcendantale de leur
propre identité, autrefois masquée par les prérogatives du ciel. La nouvelle
idole demeurera tout aussi impuissante que l'ancienne à se protéger contre le
César qui n'est que l'autre face de son identité "divine" . Qui
contraindra l'Homme absolu à faire triompher sa Liberté et sa grâce dans
l'histoire réelle? Quarante ans après la Déclaration universelle des droits
du dieu nouveau, la moitié des pays du monde refusent encore les droits de la
pensée; et un tiers d'entre eux pratiquent tous les jours la torture jusque sur
les femmes et les enfants, et sans même disposer de l'alibi ancien qui leur
permettait du moins de croire que c'était un dieu distinct de leur propre être
qu'ils torturaient à mort. Le dieu nouveau est à lui-même son ciel et son
Golgotha: car il sait que le dieu colloqué dans le ciel des principes et
crucifié sur le gibet de l'histoire n'est autre que lui-même, et qu'il est le
seul responsable de cette scission de son identité. Dans ce contexte, le
nouveau dieu universel issu de l'ultime avatar du mythe de l'incarnation - le
Citoyen sacralisé par ses idéaux - peut bien faire réciter dévotement à ses
subordonnés - et d'abord à ses créatures vouées à la poussière, les États
- le catéchisme d'une définition évangéllique de l'identité divinisée du
sujet: le Dieu-citoyen n'en est pas moins voué à l'expérience christique de
l'humanité sous le fouet du dieu sacrificateur qu'il est fatalement à lui-même.
Mais
pourquoi cela est-il fatal? Pourquoi l'identité d'un homme universalisé et
sanctifié par le mythe de sa Liberté rédemptrice est-elle tour à tour
totalitaire et libératrice dans l'évangile de la vérité révolutionnaire?
C'est que les saints commandements de 1789 deviennent fatalement totalitaires
par leur sacralisation; et ils deviennent sacraux chaque fois que l'individu
s'identifie spontanément et quasi viscéralement à une collectivité révolutionnaire
que grisent sa propre puissance et sa propre majesté - celles que sécrète le
spectacle même de son unanimité. Alors, des certitudes de groupe, auto-divinisées
par leur seule omnipotence et devenues des idoles sous la forme d'idéalités évangélisées,
trouvent leur expression politique dans l'enfantement d'une identité armée du
glaive de son universalité religieuse. Cette identité conceptualisée, logicisée,
systématisée dans le creuset d'une dialectique du "salut", semble
ensuite comme incarnée par la foule devenue souveraine et vouée, par sa force
même, à servir de prêtre à sa propre gloire. Le sujet ressent dès lors
comme un sacrilège intolérable toute atteinte à son identité psychique de
groupe magnifié par son automassification.
C'est
pourquoi l'universel proclamé rédempteur n'est émancipateur que s'il
sanctifie le singulier - et donc s'il n'est plus universel. Or toute communauté
se fait masse. L'effondrement de l'universalisme chrétien a seulement engendré
des sous-masses: la race, la terre, le parti. C'est que le despotisme
conceptualisé - à grande ou à petite échelle - est le cerveau qui solidifie
le groupe autour d'une potence. En revanche, quand la personne, loin de
s'identifier à la collectivité fossilisée et rendue féroce par sa propre
unité mentale, prend du recul devant le "gros animal" (Platon), elle
fait triompher une transcendance non communicable par le relais de la
"raison". Le sujet affirme alors l'irréductibilité de son identité
au groupe, et cela jusqu'au sacrifice inclus, plutôt que de subir l'asphyxie de
son irrépressible autonomie. Mais toute société est condamnée à l'intolérance
pour la défense acharnée de son identité collective. Le XVIIIe siècle
croyait encore que le fanatisme était le fruit naturel de la seule superstition
religieuse, dont les masses seraient les porte-brandons naturels. Voltaire
rappelait que, deux siècles après la Saint-Barthélemy, la population de
Toulouse en liesse commémorait encore chaque année les pieux massacres perpétrés
par leurs ancêtres au nom de la sainte universalité cérébrale de l'identité
chrétienne: "Un peuple entier remercie Dieu en procession et se félicite
d'avoir égorgé, il y a deux cents ans, quatre mille de ses concitoyens."
Mais, depuis lors, il est devenu évident que la foi n'était que le revêtement
extérieur et provisoire d'une identité imaginaire qui s'était cristallisée,
à l'époque, sous la forme d'une théologie, mais qui allait s'auto-sacraliser,
dès le XIXe siècle, à partir d'un autre terreau de l'unanimité identitaire
des masses: des idéologies politiques porteuses d'une eschatologie laïcisée
et véhiculée par des abstractions euphorisantes.
La
montée des nationalismes, nouveau creuset des identités incarnées par des
foules, a démontré que le totalitarisme intellectuel est toujours l'expression
de la conscience mythifiée d'une communauté à la fois enivrée et rassurée
par son enracinement, gage de son omniscience, quels que soient ses porte-bannière
cérébraux. Certes, la barbarie rationalisée a nécessairement partie liée
avec les formes dogmatiques de la pensée; mais le dogme n'est que le sceptre,
promené en public, d'une orthodoxie bien plus profonde et plus intériorisée:
celle qui exprime une communauté solidifiée par les signes extérieurs de son
identité chargés de la protéger contre les profanations.
Rochette
avait été brûlé vif pour avoir chanté une chanson légère sur le passage
d'une procession. C'est qu'il avait commis le pire sacrilège de lèse-majesté,
celui de profaner l'identité d'une société auto-sacralisée par son
universalité même, telle que la chrétienté l'avait constituée et structurée.
On ne pouvait rien contre la loi, parce qu'elle était l'expression de l'identité
universalisée de la personne. La barbarie qui s'attache à l'universel sacralisé
tient à la majesté des textes; et cette majesté n'est elle-même que
l'expression de la divinisation de l'identité collective. C'est pourquoi le
concept manie le couperet de la lettre sanctifiée par sa propre littéralité.
Calas n'a été réhabilité à titre posthume qu'au nom d'une disposition de la
loi elle-même, qui autorisait seulement à rétablir les faits exacts, au prix
d'années de lutte, ou à faire valoir certains vices de procédure, mais qui ne
permettait pas de réfuter en son fondement la violence légalisée, laquelle
est inhérente à l'auto-sanctuarisation d'une loi rendue sacramentelle par sa
propre universalité. L'attentat aux rites du droit n'était donc qu'un sacrilège
inverse du premier; et c'était lui qu'il fallait réparer. Le jugement était
juridiquement déficient; et ce n'était qu'à ce titre qu'il offensait à son
tour l'identité collective, donc sacrée.
Le mécanisme
psychique mis en évidence par les procès staliniens est exactement de même
nature. Assurément, le marxisme pur maniait sauvagement le couteau de la lettre
de sa loi. Mais pourquoi a-t-il fallu purifier de la profanation la place Rouge,
après l'atterrissage de l'avion de Matthias Rust, sinon parce que l'identité
collective du citoyen moscovite était symbolisée par cette place fameuse où
les nouveaux croyants présentaient leurs dévotions au tombeau de Lénine?
Certes, la notion de profanation publique s'applique toujours aux signes grossièrement
visibles de l'identité sacrée du sujet; mais le sacré n'est jamais que
l'expression du groupe tout entier, qui s'identifie massivement à ses
porte-emblèmes fétichisés - ses idoles. C'est pourquoi l'identité humaine
est toujours totémisée; mais le sacré n'est pas exclusivement lié aux cultes
officiellement célébrés dans les temples et sur des autels bien visibles,
qu'on honore en public par des gestes rituels; il l'est à toutes les formes
d'hommages non liturgiques que le sujet rend spontanément à l'idole
identitaire que toute société tend invinciblement à devenir à ses propres
yeux - car le groupe fuit sa solitude et conjure sa peur à vénérer sa propre
image. Toute collectivité se fait Église, et chacun en est le prêtre.
Quelle sera
donc la justification dernière de l'esprit iconoclaste? Quelle sera la
spiritualité qui la légitimera? Que créera-t-elle d'infiniment précieux à
paraître détruire le ciment du sacré qui fonde l'identité des sociétés sur
leur cécité? C'est demander: "Quelle est l'identité de l'intelligence
elle-même? N'est-ce pas essentiellement de cette identité-là que dépend, en
dernière instance, l'identité profonde?" Car la raison est la source
première de l'ouverture ou de l'enfermement de la personne.
Depuis la
mort de Socrate, cet archétype du penseur - en ce qu'il fut sacrifié sur
l'autel de l'identité collective -, l'intellectuel digne de ce nom est un
martyr de l'intelligence, un dénonciateur du bloquage de la raison publique,
l'homme d'un sacerdoce impénitent de la lucidité. Comment prendrait-il jamais
la place des prêtres anciens, ce prêtre nouveau, s'il n'enseignait pas que
l'identité propre à l'intelligence est une identité dépossédante et
cathartique? S'il ne répétait pas sans cesse que deux formes du sommeil
menacent l'identité du sujet: l'auto-fétichisation d'un Homme universel et déraciné
et l'auto-sacralisation des cultures repliées sur leurs lopins? Socrate est un
"taon harcelant", dit Platon. C'est que sa pensée "apostrophe
tout un chacun" et ne "laisse personne en repos". Pourquoi cela,
sinon parce qu'il met en question l'intelligence elle-même, lui reprochant son
identité arrêtée, en laquelle elle voudrait dormir, et l'éveillant à
l'identité qu'elle devrait se donner et ne jamais cesser de se donner? Socrate
attire l'attention sur la hiérarchie des valeurs qui définissent la personne
ascensionnelle au plus secret de son être. Platon dit encore de Socrate qu'il
"aiguillonne sans relâche la cité" , ce "cheval trop
lourd"; et qu'il fait "bouillonner" les Athéniens. Car, en son
identité proprement socratique, tout homme est né pour conquérir le
"courage propre à la raison et à elle seule" (Lachès). Qu'enseigne
donc Socrate, l'accoucheur de l'identité pensante, sinon que le culte de la vérité
nue délivre la pensée de ses chaînes, fonde la dignité de la conscience, les
grandeurs inaliénables, la trans-animalité du genre humain?
Ce n'est pas
la raison dépossédante de Socrate qui engendre les tyrannies de l'abstrait; ce
n'est pas elle qui fait du concept un talisman politique; ce n'est pas elle qui
arme les césarismes de l'idée et ses sanglantes candeurs. C'est, au contraire,
la pensée sacrale qui fait de l'universel un ange distrait, qui tue ses
victimes sans seulement les apercevoir, après les avoir enchaînées à
l'ignorance et à la peur. L'une des prières les plus socratiques de
l'intelligence est celle de Voltaire en son hymne à l'identité libérée de
l'humanité: "Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr et des
mains pour nous égorger; [...] que toutes les petites nuances qui distinguent
les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution"
(Traité sur la tolérance).
Que Socrate,
le crucifié de l'identité vivante, apostrophe donc l'Intelligence et que sa
prière enseigne les commandements que la pensée s'engagera à respecter:
"Tu ne dresseras pas de temple à ton image. Tes fidèles videront la coupe
d'un dieu absent. Tu honniras les rites, les liturgies, les doctrines, les
dogmes et les polices. Tu connaîtras l'intemporel, mais tu ne glorifieras pas
l'irréel. Tu seras un dieu sacrilège. Tel sera le signe de ton élection."
Mais le Dieu auquel s'adresserait une telle prière sera-t-il encore une idole?
Ou bien dira-t-il à Adam: "Fais-moi prendre corps dans l'histoire; car le
seul dieu vivant, c'est toi, qui me sais absent"?
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Dans
le Symposium
I SUR LA CRISE / LE RETOUR DU RELIGIEUX? / LES FONDEMENTS DES DROITS DE L'HOMME.
VI L'ÉTAT ET LA VIOLENCE.
VII
L'ÈRE DE L'IDÉOLOGIE / L'ÉTAT PROVIDENCE ET LE CITOYEN.
Dans
le Corpus:
ABSOLU / CHRISTIANISME / DÉMOCRATIE / DIEU / FANATISME / HÉROS ET IDOLES /
IDENTIFICATION / IDENTITÉ / IMAGINAIRE ET IMAGINATION / INQUISITION (HISTOIRE
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