Sartre, dix ans après sa mort

Il lui sera beaucoup pardonné


Encore tout jeune homme, à une époque où les amis de Sartre commençaient d'attaquer Camus dans la presse pour le motif que le futur prix Nobel ne paraissait ni assez marxisant, ni assez «engagé» dans l'histoire, je me suis entretenu avec Martin Heidegger sur l'Etre et le Néant. Je me trouvais en Allemagne pour prononcer deux conférences, précisément sur Albert Camus. J’avais audacieusement sollicité l'entretien par le canal de notre haut-commissaire en Allemagne, qui m'hébergeait. Le caractère «opératoire» de ma demande avait été démontré, puisque le rendez-vous avait été obtenu assez facilement. Mais la conversation ne dura qu'une vingtaine de minutes : le «chauffeur» de notre haut-commissaire vint agiter la sonnette à la porte du chalet du philosophe. On faisait savoir impérieusement à l'auteur de Sein und Zeit que le temps qui lui était accordé pour s'entretenir avec son juvénile interlocuteur était écoulé. Ce raid fort opérationnel ou opératoire m'affligea. Je découvrais la condition humiliée de la métaphysique placée sous les ordres d'une autorité militaire, et j'eus honte de paraître complice de la puissance de nos armes. De retour à Paris, je publiai un long article sur le contenu de cet entretien dans les Nouvelles littéraires. Mais je ne protestai pas au nom des droits de la pensée, car cette forme-là d’engagement dans l’histoire n’aurait pas été opératoire. En revanche, je m'étendais sur les réserves de Heidegger à l’égard de Sartre. Mauriac s’en lécha longuement les babines dans le Figaro, et Heidegger, méprisant, me fit savoir, par Gadamer, que s’il m’avait accordé cet entretien, ce n'était pas pour que j’écrive ensuite «in den Zeitungen» (dans les journaux). J’avais profané le temple sacré de la philosophie. Il n’était pas décent de divulguer dans la presse une forme du savoir qui échappait au vulgaire. C’est que Heidegger avait alors besoin du soutien de la gauche française. Il était encore sous le coup d’une interdiction d’enseigner. Bref, mon article n’était pas opératoire.

La question posée par le triomphe de la réussite comme critère du vrai ne sera donc même pas : «Quelle est la valeur qui rendra opératoire une vraie philosophie ?», mais une apostrophe ad hominem : «Quel personnage est-il, le prétendu philosophe, qui reconnaîtra à la vérification historique la qualité de preuve légitime de la vérité philosophique ? Quel est l’état d’esprit du faux disciple de Socrate qui n’analysera pas son système probatoire en lui-même, et qui en deviendra le servant fidèle et triomphant ? Quel sera le type de cécité qui frappera l’intellectuel qui n’observera jamais comment ses preuves sont construites d’avance dans son inconscient afin d'emporter sa conviction en retour ? Qu'en est-il d’une philosophie qui ne radiographiera pas les présupposés tapis dans son vocabulaire ?» Un savant pourra bien déclarer que les routines constantes de la nature seraient le langage de ses «lois», ce sera donc la prétendue «légalité» de la matière qu'il croira expérimenter, puisque telle sera la «vérité» à laquelle son discours aura donné d’avance rendez-vous. Mais un philosophe ne saurait se passer d’examiner ce qu'une preuve s’imagine prouver ; sinon ce n'est plus un philosophe, mais seulement un technicien de la connaissance «opératoire».

La tragédie du destin politique de Sartre est dans son ambiguïté au chapitre de ce qui est opératoire et de ce qui ne l’est pas. Tantôt il se souvient que seule la vérité en elle-même et pour elle-même est «opératoire» dans l'ordre philosophique, et que le philosophe est la sentinelle qui veille sur la transcendance de la conscience – et c'est le dernier acte, superbe, des Mains sales. Tantôt il feint d'oublier que la tentation la plus terrible du philosophe est de devenir un intellectuel d'Église, de s'y installer en apôtre, d'en devenir le gourou choyé. Mais Sartre était lucide. Il savait que les théologiens du Moyen Age, eux aussi, ne pensaient qu'à ne pas «désespérer Billancourt» et proclamaient «indépassable» l'orthodoxie chrétienne.

Le pire est donc que l'auteur de l’Etre et le Néant était trop intelligent pour croire que le matérialisme historique fût séraphiquement «opératoire», quelles que fussent ses tribulations dans les désastres et les carnages de l’histoire. Son existentialisme était un nominalisme. À d'autres la croyance naïve que le collectivisme - serait l'hostie consacrée, dont l'Église soutenait qu'elle demeurait la chair réelle du Christ dans l'estomac d'un rat qui l'aurait avalée par accident ; à d'autres la candeur de saluer un marxisme tombé incontaminé dans la panse de Staline. C'est par réalisme politique que Sartre choisit de servir tantôt la vérité philosophique, tantôt le pain eucharistique de la croyance ; et d’osciller d'une option payante à l'autre au gré de la cote du Parti communiste en France et dans le monde.

Quand les adversaires et les thuriféraires de Sartre seront tous morts, l'observateur objectif relèvera les traces des pas de Sartre sur le sable de l'histoire ; et il dressera avec rigueur le constat d'une stratégie de carrière, depuis les Réflexions sur la question juive jusqu'à l'alliance finale avec Raymond Aron. Alors on se demandera comment le profond métaphysicien de la mauvaise foi aura pu, si souvent, faire preuve de la plus étonnante mauvaise foi.

Et pourtant, il sera beaucoup pardonné à l'auteur de la Nausée, de «l'Enfance d'un chef», des Mots. Car L’existentialisme est un humanisme reprend la seule question philosophiquement «opératoire» en France depuis quatre siècles. Ce texte court et décisif se place au carrefour stratégique où les encyclopédistes avaient laissé la philosophie. Dire que «l’existence précède l’essence», c’était montrer que le théologien raisonne comme l’artisan, qui sait fort bien que l’idée de table qu’il a dans la tête précède la table qu'il va fabriquer de ses mains. C’est un argument psychologique qui va droit à l'anthropomorphisme central du mythe de la création. Sartre est typiquement et exemplairement français, et rien que français.

Il formule la première philosophie française fondée sur l’entière déréliction cosmique de l’humanité ; il rend la liberté à la fois tragique et souveraine, ontologique et exaltante. Après lui, la raison n'aura plus à vaincre les dieux : elle devra comprendre et expliquer à l'aide d’une «psychanalyse existentielle» pourquoi l'humanité veut fonder son identité sur la croyance en des êtres imaginaires.

Depuis quatre siècles, l'identité culturelle française est liée à la défense de l'esprit critique. Telle est sa grandeur et sa vocation dans une Europe où l’on n'enseigne encore la «philosophie» dans les lycées qu'à titre de commentaire de la religion. C'est pourquoi Sartre est peut-être encore devant nous. Mais c'est dire que la philosophie devra donner à la raison des armes nouvelles. Car la question de savoir comment l’homme va se conquérir une identité élévatoire sur les décombres de deux messianismes – celui de Rome et celui du concept de Platon à Hegel – redeviendra «existentielle». Puisse l'histoire de la raison retrouver sa logique interne et reprendre son développement naturel après une embardée de soixante-dix ans parmi les Utopiens de Thomas More !

On me dira : «Dieu n'était-il pas mort depuis belle lurette? Nietzsche ne l'avait-il pas tué depuis longtemps ?» Mais quand un chef d'État musulman peut appeler un milliard de fidèles de l'islam au meurtre d'un écrivain anglais, et que son successeur renouvelle froidement cet appel à tous les disciples de Mahomet dans le monde, on comprend que le conflit entre la raison et la foi est encore au coeur de la philosophie, et qu'ils ont été bien légers, les penseurs d'Occident qui avaient oublié le poids des devins sur les épaules de Socrate depuis vingt-cinq siècles.

Pourquoi, à partir de la Nausée, la pensée européenne n'a-t-elle pas découvert ses élévations à venir ? Pourquoi n'a-t-elle pas gravi les marches d'une Subida al monte carmelo de la conscience et tracé la voie des chemins futurs de l'intelligence ascensionnelle? S'il avait vécu jusqu'en 1989, sans doute Sartre aurait-il réappris que la vérité philosophique «opère» sur le vrai champ de bataille, celui du difficile devenir de l'esprit.

 

Manuel de Diéguez, philosophe.


Dernier ouvrage paru : «Le Combat de la raison» (Albin Michel).