Voici que s'ouvre
un nouveau chapitre de la postérité de Balzac. Il y a dix
ans, je me trouvais à Royaumont à propos du centenaire de
la mort de l'auteur de la Comédie humaine et, à l'exception
de quelques interventions vraiment créatrices de S. de Sacy, de
Mme Dussane - ah! comme elle avait parlé de la Dilecta! - de M.
Guyon ou de M. Bouvier, j'en avais retiré une impression assez écrasante,
tellement l'audace centrale, fabuleuse de Balzac, son regard impitoyable
sur les ressorts monstrueux et secrets de la société semblaient
encore échapper à sa postérité. Et je me disais
qu'un grand homme pouvait bien figurer dans tous les manuels scolaires,
il y avait un abîme entre cela et être compris. Le Balzac
qui paraît aujourd'hui (1) semble se détourner de certains
grands balzaciens consacrés par leurs vastes et laborieux travaux
pour donner la parole à Michel Butor ou à Claude Mauriac.
On voit le tournant : le nouveau roman renie-t-il Balzac ou le comprend-il,
au contraire, mieux que la génération universitaire, érudite
et tâtillonne qui l'a précédé, avec ses «Balzac
et les paysages», «Balzac et les chemins de fer», etc.,
etc. Voyons cela de plus près en consacrant quelques notes à
chaque auteur de cet ouvrage collectif.
La biographie rapide
et brillante de Béatrice Beck qui sert d'ouverture contient quelques
erreurs et quelques négligences de style. On regrette surtout que
le drame de ce bourreau de travail qu'était Balzac, et la chaleur
humaine qui se dégage de son énorme vitalité, n'apparaissent
pas dans ces pages superficielles et anecdotiques à l'excès.
Pourquoi ces égratignures suivies de prosternations devant un «paranoïaque
qui avait raison de l'être»? Mais Béatrice Beck n'a
pas tort de dénier la bonté au génie et de proclamer
que nous ne savons rien de «l'alchimie intime d'où surgirent
ses créatures».
Jean-Claude Brisville
s'est attaché à montrer combien l'ambition et le goût
du luxe se mêlaient chez Balzac à l'amour. Mais pourquoi n'aimait-il
que des femmes plus âgées que lui? Cela est trop subtil pour
que Brisville ait eu le temps d'y répondre en quelques paragraphes
: son étude se situe encore dans la partie biographique.
Gilbert Sigaux a consacré
une étude solide à Balzac enfant et père de son
siècle; nous entrons dans l'Histoire, et ce n'est pas encore
l'essentiel, il s'en faut, de Balzac.
Jean-Louis Bory va
plus loin. Son étude intitulée Balzac dévoile le
dessous des cartes montre ce qu'il appelle le réactionnaire
et le révolutionnaire chez Balzac. Mais nous abordons déjà
l'univers du romancier. Certes, Bory croit que les vices de la société
sont des «vices de construction». Il n'a pas compris le pessimisme
génial de Balzac et il croit que l'auteur de la Comédie
humaine contredit sa propre création par ses idées de
droite. Dans cette querelle entre la gauche et la droite, chacun ne voit
et ne juge que les imbéciles de l'autre camp, qui font en effet
la majorité. Mais il est absurde d'exclure qu'un génie puisse
se trouver «à droite», avec Balzac ou Shakespeare. Cependant
Bory a vu deux choses capitales : d'abord, ce qu'il appelle l'impartialité,
et qui est contemplation géniale de l'enfer: «Par exemple,
écrit-il, des deux camps qui s'affrontent, - la police et le bandit,
la société et le troublion (sic) - Balzac, l'homme de l'ordre,
ne distingue pas un blanc et un noir. Pas de triomphe des «blancs»
pour la raison qu'il n'y a pas de blancs. La justice et la police? Sentine
puante et sanglante». Ensuite, Bory a vu combien Balzac est contemporain.
«Vertige social, affres de la guerre, crispations d'une Europe
en mal de transformations, transferts de classes, misères, sociétés
secrètes, crimes, complots politiques : la deuxième moitié
du stupide XXe
Siècle offre un visage balzacien.»
Voilà
ce qu'on n'osait pas voir, ce qu'on ne disait pas, il y a dix ans encore,
à Royaumont?
Jules Bertaut, qui
a dirigé la composition de ce livre, s'est réservé
de parler, modestement, de Balzac, piéton de Paris. Duvignaud,
dans un travail intitulé: L'homme d'affaire joue et perd, a
apporté quelque chose de nouveau dans l'étude historique
d'un écrivain : il a montré combien la frénésie
et l'angoisse dans l'univers balzacien correspondaient à un certain
état du monde des affaires, et notamment de l'organisation du crédit.
Ici, les rapports entre l'Histoire et l'univers créateur sont saisis
d'une manière si originale qu'il faudrait y consacrer un article.
Peut-être est-ce la meilleure étude du point de vue de l'originalité
sans tapage.
Et voici Marie-Jeanne
Dury, professeur à la Sorbonne, qui nous parle de l'Amour
dans la «Comédie humaine». On sait que Mme
Dury est notre alliée - Je veux dire l'alliée de notre
génération, qui place l'art avant l'Histoire et ne croit
pas qu'on puisse comprendre un écrivain «en comptant ses maîtresses
et ses chaussettes», comme disait Valéry. «Dans
la querelle, écrit-elle, qui ne cessera jamais, entre ceux qui se
réjouissent de ne pas savoir si Homère a existé ou
si Shakespeare est l'auteur de son théâtre, et ceux pour qui
la compréhension de l'oeuvre est liée à la connaissance
de l'homme et de sa vie, j'ai pris parti depuis longtemps». Avec
des nuances, et nous aussi. C'est pourquoi son étude de la passion
amoureuse chez Balzac est extraordinaire, liée à l'oeuvre,
à l'homme, à la terre et au ciel.
Viendrai-je à
bout de ce gros livre - par ailleurs magnifiquement illustré - dans
un court article ? Voici M. Samuel de Sacy. Là, nous sommes au coeur
du sujet : Balzac visionnaire, Balzac n'observe pas, à proprement
parler, il s'imprègne, puis invente le vrai d'une manière
fantastique, mythologique, visionnaire, comme tous les grands poètes.
Béguin, dans Balzac visionnaire, aboutissait à une
mythologie balzacienne. Sacy aussi, mais après une analyse serrée
du mécanisme de la transfiguration. Voici une critique vraiment
créatrice, exhaustive. Mais j'ai quelques idées sur ce sujet
qui nous entraîneraient trop loin.
Michel Butor étudie
le
réel dans Balzac. Avec lui, l'école du nouveau roman
donne son point de vue. Il faut citer : «On oppose d'une façon
simplette le roman dit «balzacien» au roman moderne, c'est-à-dire
à toutes les oeuvres importantes du XXe
siècle». Or «les seuls héritiers véritables
de Balzac, dans les cinquante dernières années, sont Proust,
Faulkner, etc.» C'est que les écrivaillons naturalistes ont
pris Balzac pour un observateur, non pour un visionnaire. Aujourd'hui la
Comédie humaine est une «mine prodigieuse d'enseignements»
dont certains n'ont trouvé d'échos que dans les oeuvres les
plus originales du XXe siècle.
C'est que Balzac commence par enseigner qu'il ne faut pas imiter. «Si
vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer
une manière différente, et vous l'avez imité».
Valéry développera ces idées.
Enfin, dans des pages
remarquables, Claude Mauriac apporte une conclusion à l'ouvrage,
sous le titre : Balzac commence sa véritable carrière.
Butor écrivait : «Les romans dit balzaciens ne sont que des
dégradations de certaines structures balzaciennes, laissant tout
à fait de côté certains des aspects les plus essentiels
de l'oeuvres de Balzac » ; Claude Mauriac, lui, montrera la technique
cinématographique dans la Comédie humaine et la technique
du dialogue intérieur dont s'enorgueillit Nathalie Sarraute. Et
il rappelle ce dialogue dans Gambara : « Beethoven est dépassé
par la nouvelle école, dit dédaigneusement le compositeur
de romances». «Il n'est pas encore compris, dit le comte, comment
serait-il dépassé?» C'est qu'il y a dans l'oeuvre de
Balzac tant de choses que nous ne connaissons pas encore! Quand je pense
qu'il a fallu attendre Proust pour comprendre les moeurs singulières
de Vautrin, et une certaine littérature saphique pour comprendre
la Fille aux yeux d'or!
(1) Hachette.