BALZAC AUJOURD'HUI
par Manuel de Diéguez


Voici que s'ouvre un nouveau chapitre de la postérité de Balzac. Il y a dix ans, je me trouvais à Royaumont à propos du centenaire de la mort de l'auteur de la Comédie humaine et, à l'exception de quelques interventions vraiment créatrices de S. de Sacy, de Mme Dussane - ah! comme elle avait parlé de la Dilecta! - de M. Guyon ou de M. Bouvier, j'en avais retiré une impression assez écrasante, tellement l'audace centrale, fabuleuse de Balzac, son regard impitoyable sur les ressorts monstrueux et secrets de la société semblaient encore échapper à sa postérité. Et je me disais qu'un grand homme pouvait bien figurer dans tous les manuels scolaires, il y avait un abîme entre cela et être compris. Le Balzac qui paraît aujourd'hui (1) semble se détourner de certains grands balzaciens consacrés par leurs vastes et laborieux travaux pour donner la parole à Michel Butor ou à Claude Mauriac. On voit le tournant : le nouveau roman renie-t-il Balzac ou le comprend-il, au contraire, mieux que la génération universitaire, érudite et tâtillonne qui l'a précédé, avec ses «Balzac et les paysages», «Balzac et les chemins de fer», etc., etc. Voyons cela de plus près en consacrant quelques notes à chaque auteur de cet ouvrage collectif.
 

La biographie rapide et brillante de Béatrice Beck qui sert d'ouverture contient quelques erreurs et quelques négligences de style. On regrette surtout que le drame de ce bourreau de travail qu'était Balzac, et la chaleur humaine qui se dégage de son énorme vitalité, n'apparaissent pas dans ces pages superficielles et anecdotiques à l'excès. Pourquoi ces égratignures suivies de prosternations devant un «paranoïaque qui avait raison de l'être»? Mais Béatrice Beck n'a pas tort de dénier la bonté au génie et de proclamer que nous ne savons rien de «l'alchimie intime d'où surgirent ses créatures».
 

Jean-Claude Brisville s'est attaché à montrer combien l'ambition et le goût du luxe se mêlaient chez Balzac à l'amour. Mais pourquoi n'aimait-il que des femmes plus âgées que lui? Cela est trop subtil pour que Brisville ait eu le temps d'y répondre en quelques paragraphes : son étude se situe encore dans la partie biographique.
 

Gilbert Sigaux a consacré une étude solide à Balzac enfant et père de son siècle; nous entrons dans l'Histoire, et ce n'est pas encore l'essentiel, il s'en faut, de Balzac.
 

Jean-Louis Bory va plus loin. Son étude intitulée Balzac dévoile le dessous des cartes montre ce qu'il appelle le réactionnaire et le révolutionnaire chez Balzac. Mais nous abordons déjà l'univers du romancier. Certes, Bory croit que les vices de la société sont des «vices de construction». Il n'a pas compris le pessimisme génial de Balzac et il croit que l'auteur de la Comédie humaine contredit sa propre création par ses idées de droite. Dans cette querelle entre la gauche et la droite, chacun ne voit et ne juge que les imbéciles de l'autre camp, qui font en effet la majorité. Mais il est absurde d'exclure qu'un génie puisse se trouver «à droite», avec Balzac ou Shakespeare. Cependant Bory a vu deux choses capitales : d'abord, ce qu'il appelle l'impartialité, et qui est contemplation géniale de l'enfer: «Par exemple, écrit-il, des deux camps qui s'affrontent, - la police et le bandit, la société et le troublion (sic) - Balzac, l'homme de l'ordre, ne distingue pas un blanc et un noir. Pas de triomphe des «blancs» pour la raison qu'il n'y a pas de blancs. La justice et la police? Sentine puante et sanglante». Ensuite, Bory a vu combien Balzac est contemporain. «Vertige social, affres de la guerre, crispations d'une Europe en mal de transformations, transferts de classes, misères, sociétés secrètes, crimes, complots politiques : la deuxième moitié du stupide XXe Siècle offre un visage balzacien.» Voilà ce qu'on n'osait pas voir, ce qu'on ne disait pas, il y a dix ans encore, à Royaumont?
 

Jules Bertaut, qui a dirigé la composition de ce livre, s'est réservé de parler, modestement, de Balzac, piéton de Paris. Duvignaud, dans un travail intitulé: L'homme d'affaire joue et perd, a apporté quelque chose de nouveau dans l'étude historique d'un écrivain : il a montré combien la frénésie et l'angoisse dans l'univers balzacien correspondaient à un certain état du monde des affaires, et notamment de l'organisation du crédit. Ici, les rapports entre l'Histoire et l'univers créateur sont saisis d'une manière si originale qu'il faudrait y consacrer un article. Peut-être est-ce la meilleure étude du point de vue de l'originalité sans tapage.
 

Et voici Marie-Jeanne Dury, professeur à la Sorbonne, qui nous parle de l'Amour dans la «Comédie humaine». On sait que Mme Dury est notre alliée - Je veux dire l'alliée de notre génération, qui place l'art avant l'Histoire et ne croit pas qu'on puisse comprendre un écrivain «en comptant ses maîtresses et ses chaussettes», comme disait Valéry. «Dans la querelle, écrit-elle, qui ne cessera jamais, entre ceux qui se réjouissent de ne pas savoir si Homère a existé ou si Shakespeare est l'auteur de son théâtre, et ceux pour qui la compréhension de l'oeuvre est liée à la connaissance de l'homme et de sa vie, j'ai pris parti depuis longtemps». Avec des nuances, et nous aussi. C'est pourquoi son étude de la passion amoureuse chez Balzac est extraordinaire, liée à l'oeuvre, à l'homme, à la terre et au ciel.
 

Viendrai-je à bout de ce gros livre - par ailleurs magnifiquement illustré - dans un court article ? Voici M. Samuel de Sacy. Là, nous sommes au coeur du sujet : Balzac visionnaire, Balzac n'observe pas, à proprement parler, il s'imprègne, puis invente le vrai d'une manière fantastique, mythologique, visionnaire, comme tous les grands poètes. Béguin, dans Balzac visionnaire, aboutissait à une mythologie balzacienne. Sacy aussi, mais après une analyse serrée du mécanisme de la transfiguration. Voici une critique vraiment créatrice, exhaustive. Mais j'ai quelques idées sur ce sujet qui nous entraîneraient trop loin.
 

Michel Butor étudie le réel dans Balzac. Avec lui, l'école du nouveau roman donne son point de vue. Il faut citer : «On oppose d'une façon simplette le roman dit «balzacien» au roman moderne, c'est-à-dire à toutes les oeuvres importantes du XXe siècle». Or «les seuls héritiers véritables de Balzac, dans les cinquante dernières années, sont Proust, Faulkner, etc.» C'est que les écrivaillons naturalistes ont pris Balzac pour un observateur, non pour un visionnaire. Aujourd'hui la Comédie humaine est  une «mine prodigieuse d'enseignements» dont certains n'ont trouvé d'échos que dans les oeuvres les plus originales du XXe siècle. C'est que Balzac commence par enseigner qu'il ne faut pas imiter. «Si vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer une manière différente, et vous l'avez imité». Valéry développera ces idées.
 

Enfin, dans des pages remarquables, Claude Mauriac apporte une conclusion à l'ouvrage, sous le titre : Balzac commence sa véritable carrière. Butor écrivait : «Les romans dit balzaciens ne sont que des dégradations de certaines structures balzaciennes, laissant tout à fait de côté certains des aspects les plus essentiels de l'oeuvres de Balzac » ; Claude Mauriac, lui, montrera la technique cinématographique dans la Comédie humaine et la technique du dialogue intérieur dont s'enorgueillit Nathalie Sarraute. Et il rappelle ce dialogue dans Gambara : « Beethoven est dépassé par la nouvelle école, dit dédaigneusement le compositeur de romances». «Il n'est pas encore compris, dit le comte, comment serait-il dépassé?» C'est qu'il y a dans l'oeuvre de Balzac tant de choses que nous ne connaissons pas encore! Quand je pense qu'il a fallu attendre Proust pour comprendre les moeurs singulières de Vautrin, et une certaine littérature saphique pour comprendre la Fille aux yeux d'or!
 

(1) Hachette.