LES APPRENTISSAGES DE BOISROUVRAY

DANS "ÉCRIRE 6"

par Manuel de Diéguez

J'imagine les attentes et les joies comblées de Cayrol, lorsque les pages, apportées par les P.T.T. ou par quelque ami, lui révèlent un écrivain pour cette étrange anthologie qu'est "Écrire" (1), anthologie précédant la naissance d'un écrivain dans le public : et voilà une conception bien judicieuse de l'anthologie. On sait ce qu'est "Écrire" : pour la première
fois un éditeur va cueillir le talent à sa naissance, parmi les travaux encore obscurs, fruits
pourtant d'une longue patience, par lesquels l'écrivain s'est forgé ses instruments, a exploré ses terres et ses songes, s'est conquis des droits à force de secrètes victoires. Ces récoltes de nuits patientes allaient dormir dans des tiroirs ; nous ne les connaissons pas encore pour Stendhal ou Rousseau, ni pour tant d'autres. Quel est donc l'intérêt de les faire lire avant les oeuvres ? Il faut connaître, chez l'écrivain, les lassitudes de la parole, et le poids de porter, pour personne, tant de triomphes inavoués : il meurt plus, d'écrivains qu'il n'en naît. Ce n'est rien d'éclore, le tout est de s'épanouir - et l'écrivain est l'homme des fatigues immenses, de l'insidieux "à quoi bon" de porter à bout de bras un monde qui n'existe pas. Faute pour les vivants d'aller à la rencontre de l'imaginaire, que d'images perdues ! On frémit en songeant de quels absurdes hasards, de quels contretemps dérisoires, de quels précoces dégoûts peut dépendre l'épanouissement d'un écrivain. On admet, pour les recherches de nos jeunes savants, que l'absence de moyens et d'encouragements éteigne des centaines de vocations - et pourtant il s'agit des strictes disciplines du monde connaissable. Que dire alors de cet autre royaume, tout visionnaire,
et toujours au bord de s'effondrer, qu'est l'empire de la parole ? "Arracher des idées à la nuit et des mots au silence", disait Balzac.
 

Mais voici que l'édition va prospecter les tâtonnements du talent et en revient éblouie : que de maîtrise déjà conquises, que de sûrs écrivains encore cachés ! Leurs oeuvres, d'abord éditées dans "Écrire", font ensuite chacune l'objet d'une édition distincte et numérotée sur Fleur d'Alfa vendue 300 francs seulement! Et ce n'est pas une complaisance à leur égard : ils méritent ce précoce hommage. Mais qui pourra jamais mesurer l'importance, pour eux, de voir leurs tentatives fixées, échapper donc pour toujours au royaume des ombres? De quoi les réconcilier avec d'immenses silences. Il leur faudra explorer leurs dons, sous peine d'ingratitude.

Pour le critique, rien de plus rêvé qu'une telle initiative de l'édition : voilà qui lui permet de saisir un talent à sa source, de mesurer l'effort et le résultat, de voir vraiment à sa tâche l'ouvrier, butant sur l'obstacle, ou le contournant, ou le survolant. Plus de secrets pour le critique, toutes tricheries mises à nu, toutes réussites aussi - et la joie enfin d'ausculter l'entreprise de la parole, ce foudroyant métier de se "colleter avec le néant".

C'est là qu'est la vraie critique : plonger dans ce délire confus d'avant le Verbe d'où un écrivain s'arrache et arrache un monde avec lui. Je le répète, nous n'avons pas toujours cette matière originelle pour les plus grands - de sorte que nous les déchiffrons à partir de leur achèvement, ayant perdu tous les jalons. Et mille arêtes nous sollicitent alors, étrangères à l'univers essentiel de leur naissance. Je songe à cette phrase tout inconnue de Rousseau : "Quand j'eus le malheur de vouloir parler au public, je sentis le besoin d'apprendre à écrire, et j'osai m'essayer sur Tacite (...). Tout homme en état de suivre Tacite est bientôt tenté d'aller seul". Pour ma part, je n'ai compris Rousseau qu'après avoir lu sa traduction de Tacite : j'étais entré dans le chantier, fermé au public, de ses apprentissages.

Ce qui frappe dans Écrire 6, c'est que cette génération d'inconnus apprend à écrire ! On croit rêver. Ah ! puissent-ils continuer! Vous avez bien lu : dans ce siècle de littérature alimentaire où la patience ne paie pas, ces jeunes écrivains connaissent les affres et les lents acharnements de la patience ; ils avancent, dans un métier inspiré entre tous, avec une discipline admirable à l'égard d'eux-mêmes. Et Ils s'interrogent d'abord, exclusivement, comme tous les vrais écrivains, sur l'usage qu'ils doivent faire des mots de la langue française. Allons, classicisme pas mort!

Je me suis donné pour règle de ne parler que d'un auteur à la fois, car ce n'est parler de personne que de parler de tout le monde. Voici donc Boisrouvray, inspiré, lucide. Sur la page de garde, on lit : "Né le 26 septembre 1934. Études secondaires, HEC". C'est tout ce que je sais de lui. Le reste est dans les quarante pages qui suivent : un jeune auteur capable de faire ses gammes avant de se lancer. Voici qu'il jette des pierres sur une pompe à eau dans un jardin : "Rien ne compte à présent que la recherche des projectiles, leur forme et leur poids dont dépend la manière de s'en servir, et surtout cette parfaite trajectoire qu'il lui faut mériter à force de patience, elle et sa fin sonore, tranche, sur le métal" On voit qu'il ne s'agit pas de suivre Robbe-Grillet - Boisrouvray, comme son nom le suggère (nom choisi, je suppose), n'écrit pas à partir de soi, de sorte que toute précision se gonfle des joies secrètes et des mystères du souffle. Ses thèmes sont de ceux qu'on n'aborde qu'à partir d'obsessions originelles, et qui vous remplissent l'âme d'un défi, d'une rivalité de poète : la mer, la ville, les pierres, toutes planètes minérales attendant le viol de la parole et où il faut traquer une absence. La précision doit ici dévoiler non l'objet, mais son mystère. "La plage est une géométrie où la rigueur s'effrite. Le vent, la mer, tout ce qui, plus mobile et plus libre, attaque et se retire, altèrent la courbe, plissent la surface, érodent le volume. L'étrange est que de ces opérations très peu mathématiques naisse la figure".

Toute découverte des choses, chez Boisrouvray, est intimement liée à sa conscience de l'écriture. Ayant écrit sur la mer, il ajoute : "Ainsi les mots ont échoué sur ma page, chargeant ce terrain vague d'un fatras où quelque formule attend peut-être qu'on s'y penche. Et certes, l'écriture est le véritable inventeur de mon univers : je découvre à mesure ce que je nomme. En la découvrant, je m'ajoute cette plage intérieure..." Mais "le don n'est rien sans discipline de lui-même" (...) ; "si je trouve, je cherche à situer ma trouvaille, à entrevoir son contexte indistinct". La mer lui suggérera la structure de sa propre écriture, avec "sa merveilleuse obstination dans l'approche".

Mais quelle conscience des difficultés ! "Il faudrait dire ici l'épaisseur des mots, leur poids, le talent qu'ils sont d'être sourds. Comme un objet enfermé sur lui-même ne peut s'étendre ni bondir, ils sont sujets à certaines limites..." Heureusement, il y a l'inspiration. Alors le monde offre "à portée de main les réponses les plus claires et les plus insolites qu'on avait en vain cherchées à la pointe de sa pensée." Le langage, loin de connaître, "reconnaît" enfin. Et toujours dans le rythme de la mer qui me semble lié au style profond de Boisrouvray, c'est-à-dire à son plus profond comportement dans et par la parole : "Courbant l'échine de toute vague qui s'avance (nulle ne se dérobe et chacune, au contraire, maîtrise sa violence et plie) un breuvage incertain, lumineux et sale, à substances nuageuses en suspension et huiles en surface - maints débris de bouchons en sus - remue entre les quais",

Certes, Valéry et Proust ne sont pas des inconnus pour Boisrouvray. Et nous savons aussi comment, à vingt-cinq ans, un écrivain, fidèle à quelque obstination supérieure, peut trouver d'emblée un ton, qui plus tard retombe, n'ayant pas assez cheminé, ayant été plus rencontré que conquis. Il faut alors dix ans pour retrouver ce qu'on "savait" à vingt-cinq ans. Mais un écrivain si concerté et pourtant si inspiré ne peut plus être englouti par surprise. Toutefois c'est à partir de maintenant que le plus difficile reste à faire : se rester fidèle. Un marchand peut naître en soi-même. C'est l'instant déjà de porter son courage jusqu'à devenir un auteur posthume. Décidément, c'est au niveau de l'embryologie que la critique est passionnante !… Il faut continuer, Boisrouvray, et s'armer déjà pour le silence. Et puis, ayant armé la parole, armer aussi le coeur. Que de lucidités à conquérir encore !

Vous voyez que je n'ai pas eu le temps de parler de Françoise Collin (Poèmes), Gérard Clérot (La Tentative), Claude Durand (Le Plat du jour). Eh bien! allez-y voir.

1) Éditions du Seuil.