JUNG EN FRANCE

par Manuel de Diéguez





VOICI une date importante, il faut l'espérer, dans l'histoire des idées jungiennes en France : les Éditions Corrêa se proposent de publier, sous la direction du Dr Roland Cahen, une série d'ouvrages du célèbre psychologue zurichois.

Le premier vient de paraître : c'est Psychologie et Religion, traduit par Marthe Bernston et Gilbert Cahen. Certes, quelques ouvrages avaient paru avant 1938 en France, aux Éditions Montaigne et chez Gallimard. Puis les Éditions Georg, à Genève, avaient pris la relève depuis 1948, mais en volumes luxueusement illustrés, d'un prix exorbitant. Voici donc le premier ouvrage de Jung publié à Paris depuis vingt ans.

Plutôt que de résumer Psychologie et Religion, qui constitue lui-même une sorte de résumé de la pensée jungienne sur plusieurs points importants, je crois préférable d'évoquer mes entretiens avec cette extraordinaire personnalité : car, dans le jardin de sa villa, au bord du lac de Zurich, je me suis convaincu que son oeuvre est inséparable de son action, comme chez tous les grands humanistes. Je le situerai donc dans ce combat patient où quelques psychologues forgent, avec trente ou quarante ans d'avance, le creuset où coulera un demi-siècle d'humanisme.

Sa curiosité encyclopédique l'apparente aux savants de la Renaissance. Comme eux, il se pique de latin, de grec et d'hébreu. Ce terrien auscultant les tombeaux, les prières et les temples, les totems des tribus et les soleils évanouis de la foi, est frère de notre Rabelais par un certain goût ostentatoire de la connaissance, même par une boulimie "gigantale" de savoir, une croyance optimiste au progrès. un évangile de la tolérance, une attirance pour l'ésotérisme et l'alchimie, la passion de redécouvrir ce que le temps a enseveli.

Lorsque Jung publie ses premiers ouvrages, le rationalisme le plus étroitement causaliste et mécaniciste règne en maître dans la psychopathologie des névroses, mais ce rationalisme a déjà taillé une brèche formidable dans ses propres murailles : les symboles oniriques sont devenus une réalité scientifique. Freud ose déchiffrer des songes, comme Artémidore de Daldia, ou comme Tirésias dans l'OEdipe de Sophocle ; il leur reconnaît donc un sens, il les juge objectivement déchiffrables, à l'instar des Anciens. Le pas en avant le plus important est souvent de reconnaître aux faits le droit d'exister. Freud donne donc aux songes et aux symboles le droit à l'existence scientifique. La psychanalyse débouche alors sur une symbolique : tous nos actes, nos pensées, notre comportement deviennent symboliques - les existentialistes diront signifiants. La méthode est encore infantile, le déchiffrement pansexualiste : mais c'est un tournant capital des sciences de l'homme au XXe siècle, que la recherche d'une méthode d'exploration des symboles. Les mythes font leur entrée au laboratoire, et, par eux, la science objective retrouve une chance de renouer avec la totalité de l'homme, avec un humanisme, comme aux plus grandes époques.

A ce moment, le génie de Jung consista à mesurer toute la portée de cette découverte. Il comprit tout de suite que la psychanalyse n'était pas une spécialité nouvelle, mais une révolution de la psychologie. Quand il se sépara de Freud - qui revendiquait son bien en définissant a priori les méthodes et les frontières de la science nouvelle encore dans les langes, comme si les méthodes et la théorie de la connaissance ne dépendaient pas elles-mêmes de l'expérience, c'est-à-dire des découvertes imprévisibles de la science - Jung fonda la Psychologie analytiique.

La seconde vue géniale de Jung, devant l'extension du freudisme, qui appliquait un pansexualisme monomaniaque à toutes les activités humaines et voyait jouer partout le ressort du complexe d'Oedipe, fut de soupçonner qu'une science de l'homme vraiment féconde modifie, en progressant, les relations de toutes les sciences de l'homme entre elles. Ainsi notre raison rationalisante devenait elle-même un des éléments de l'analyse psychique, et notre conception de l'art, de la religion, s'en trouvait modifiée. Il en fut de même de toutes les grandes découvertes, mais les spécialistes sont tenaces et les philosophes rares.

La troisième intuition géniale de Jung (cette numérotation est évidemment schématique) fut de modifier complètement les rapports entre l'inconscient et la conscience raisonnante, telle que l'entendait la science à la fin du XIXe. Pour Freud, il s'agissait de réduire à merci un inconscient étriqué et rebelle.

Pour Jung, la psychanalyse "rationaliste" de Freud est elle-même un produit de l'Histoire, parce qu'elle repose sur une théorie de la connaissance typique de la science du XIXe siècle et témoigne d'une culture agressivement didactique et pédagogique à l'égard du reste de l'univers. Jung est aussi le premier sociologue des psychanalyses.

A l'inverse de Freud, qui va de l'avant avec intrépidité, essayant ses nouveaux outils sur tout ce qui se présente, pour aboutir à l'impasse de Moïse et le monothéisme, Jung, en vrai humaniste, ne cherche pas à utiliser la méthode psychanalytique comme un talisman : il a compris que l'exploration de l'inconscient mettait en cause nos rapports avec les dieux, le sens de notre culture, notre recherche d'une sagesse, notre instinct profond d'une vie et d'une mort de l'âme. Car l'inconscient est la part la plus profonde, ce qui est immergé de l'iceberg : toutes les grandes créations de l'art comme de l'intelligence y ont d'abord germé. Pour Jung, notre inconscient est doué d'une sorte de sagesse, ses messages sont plus ou moins entendus et mis à profit par le conscient. Mais - et l'on n'insistera jamais trop sur les nuances d'une pensée que le seul mot de "jungisme" fausse déjà dans son esprit - il est aussi dangereux de se laisser submerger par l'inconscient que de s'arc-bouter à un conscient orgueilleux et rigide qui prétendrait tout diriger.

Enfin, une quatrième intuition fondamentale de Jung fut d'introduire une révolution dans l'interprétation des rêves. Pour Freud, le rêve est toujours une façade, il cache toujours un désir, il est toujours sexuel - encore le célèbre Viennois fut-il bien obligé d'admettre des rêves d'agressivité, puis un étrange "instinct de mort", et finalement une libido quasi platonicienne. Pour Jung, le rêve ne dit pas toujours autre chose que ce qu'il dit en clair : s'il parle de religion, c'est parfois qu'il contient un message religieux. Du coup, la religion redevient une expression authentique de l'âme, et il ne sert à rien de la "réduire" à autre chose. Mais si le rêve est religieux, il ne peut que témoigner du degré d'évolution religieuse du rêveur. Cela suppose qu'il existerait des niveaux spirituels, une hiérarchie des valeurs, objectivement déduite de l'expérience des grands mystiques. On voit la fécondité d'un humanisme où la science n'impose plus, implicitement, sa théorie de la connaissance aux faits qu'elle étudie. Mais une telle conception était d'une audace inouïe en plein scientisme de la fin du XIXe siècle: elle choque encore maints esprits aujourd'hui . Pourtant les sciences de l'inconscient n'ont cessé, depuis cinquante ans, d'évoluer vers un sens humain plus riche, plus profond, plus tolérant, et de se sensibiliser aux valeurs et aux hiérarchies spirituelles.

Cela ne signifie pas que tout rêve d'apparence religieuse soit un rêve religieux ; il peut être sexuel ou adlérien, etc. Mais justement, pour séparer la réalité religieuse de la falsification, les grands mystiques sont assurément plus qualifiés et aussi sévères que le savant pseudo-rationaliste au milieu de ses éprouvettes. Et un rêve, clair et évident dans l'Antiquité comme celui de Daniel, devenu incompréhensible avec la théorie universelle du complexe d'OEdipe, retrouve son sens humain et religieux chez Jung ; on voit l'élargissement qui en résulte pour un humanisme moderne hier encore menacé d'asphyxie.

Esprit à la fois aristocratique et encyclopédique, Jung a présidé dans l'ombre à l'évolution de l'humanisme du XXe siècle. Lorsqu'aujourd'hui, M. Malraux, à Tokyo, proclame qu'il est temps pour la culture française d'exprimer le fond du génie des autres peuples au lieu de projeter sur eux le faisceau déformant de sa propre culture, il marque le terme d'une évolution dont le point de départ était le Comment pont-on être persan ? de Montesquieu. Quelle mystérieuse résistance rend donc difficile la pénétration en France d'une pensée si respectueuse de toutes les cultures, si ouverte aux problèmes de l'art, si équilibrée et nuancée du moins germanique des savants? C'est ce que nous étudierons dans un prochain article.

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