Lettre ouverte à Montherlant

À propos de «Demain il fera jour»


par Manuel DE DIÉGUEZ

Demain il fera jour est, à mon sens, une pièce admirable qui entre au coeur de notre désespoir. Vous aurez l'écho compréhensif de toute une part de la jeunesse qui refuse de s'aveugler sur les hécatombes à venir.

On vous cherche toujours à travers vos personnages ; je m'étonne que ce sort ne soit pas réservé à d'autres, qui mettent autant d'eux-mêmes dans leur oeuvre et passent pour des saints. Ils ont moins de talent ou plus d'hypocrisie, si bien qu'ils sortent indemnes de l'aventure d'écrire, ce qui n'est pas à leur honneur.

Mais le courage de livrer au public le meilleur de soi-même, celui de mettre au grand jour ses lumières et ses ombres, celui, enfin, de passer en jugement pour avoir regardé en soi-même et instruit le procès, cela est d'une hauteur qui rachète de tout. On ne se venge pas d'un écrivain. Ses voix sont celles de l'homme : on voit bien que ceux qui se vengent ne se vengent que d'eux-mêmes. Mais j'en viens à votre ouvrage.

Ce qui est terrible dans Demain il fera jour, c'est qu'on n'y trouve aucun appel à ce qu'il y a de meilleur en l'homme, ni aucun appel, d'aucune sorte, à la pitié, ou à l'horreur, ou à l'espoir. C'est le drame du mépris. Et pourtant il fallait que cela fût dit. Il fallait que fût dite la part d'enfer qui s'étend sur nous lorsque étant détachés de notre haute exigence, nous cessons d'exiger de l'homme ce qu'il n'est pas.

Les Philistins ne vous le pardonneront pas

Car cette pièce n'est que l'envers effroyable et logique de Fils de personne. Certes, vous êtes impitoyable pour votre personnage : mais jusque dans son abjection, comme on comprend son regard inexorable, à ce «croyant» qui se glorifie de n'être pas un père, mais un «homme qui choisit» ! C'est bien votre plus grande audace, d'être entré dans l'univers du mépris; de n'avoir pas jeté le voile de la morale toute faite sur le «méchant» de votre drame. Les Philistins ne vous le pardonneront pas. Mais j'avoue que la souffrance de cette mère est une négation si absolue de l'esprit qu'elle ne m'a pas ému une seconde, tant je comprends un regard sans pardon sur ce pathétique, cet irréalisme, cet effondrement inguérissable dans l'amour. Matière amorphe, charriée au gré d'une pauvre passion, dérangement terrible qui gesticule dans le vide, et dégrade, irréparablement ! Et ce fils dont l'élan est taché de l'affreuse exigence de tuer tous les suspects et les «moins que suspects» pour se retrouver «entre Français», ce fils est de «mauvaise qualité»!

Et va pour une tête!

Un homme qui envoie un autre homme se faire tuer en lui montant discrètement la tête est abominable; mais j'ai lu dans les journaux que l'armée comprenait maintenant des sections psychotechniques où l'on donne en peu de temps un goût invincible pour les armes aux sujets les plus rebelles : ce qui éclaire bien les catégories de l'hypocrisie que vous aurez contre vous. Je vous sais gré, pour ma part, d'avoir mis votre scalpel dans cette terrible vérité. D'autant plus que le père laisse sa chance à son fils obéissant, qui, s'il était fortement trempé, ne demanderait d'ailleurs pas de permission. Et le hasard aussi joue son jeu narquois : il s'en faut de peu que la mère seule envoie son fils à la mort, par bêtise. Le père a du moins l'excuse de sauver ainsi sa tête. J'ai lu dans les journaux que le général von Manstein serait seul décapité à Nuremberg, parce que sa décapitation étant demandée par les Russes, fournirait un excellent instrument de propagande antirusse aux Occidentaux. Et va pour une tête ! Quand on voit à quoi servent aujourd'hui les «coupables», on donne tous les droits aux «innocents» pour sauver leur tête !

La peur qui tue

Drame de la peur : dans ce monde du meurtre dont vous avez su donner l'extraordinaire présence, on tue aussi dans le désarroi de la peur. Du moins Carrion a-t-il reconnu jusque dans ses fondements l'univers qui l'entoure ; du moins se reconnaît-il coupable, puisque nous le sommes tous, sans alibi ; s'il voit trop tard le poids de son amour, ne fait-il pas sentir toute la force de l'absurde qui le broie, quand, soudain, à l'instant de son déchirement, il se dégrade dans la peur comme une bête traquée ? N'est-il pas le personnage le plus humain de cette pièce, parce que le seul conscient, lui qui réclame son haut visage de l'homme et ne tue que par hasard, pour se défendre contre l'effroyable hasard de ceux qui l'ont d'avance condamné ? Cette panique d'animal aux abois l'accable : maisceux qui brandissent le verdict ? La lâcheté des assassinés plaide-t-elle pour les bourreaux?

Un terrible réquisitoire

Un père fait tuer indirectement son fils pour n'être pas lui-même injustement tué ; système de meurtres fatals qui se neutralisent, nulle part définis, partout commis ; monde grotesque et tragique que la peur révèle à gros traits. Sur la pente de l'assassinat les marches sont glissantes : il est constant qu'on passe du mépris au mépris qui tue. C'est une façon de prendre les idées au sérieux. Il est dangereux de défier par trop l'intelligence, acculée à se défendre. Il y a une façon de ne rien comprendre à rien qui finit par se retourner contre vous ! Je sais qu'on criera au monstre, et on aura pleinement raison. Mais il faudrait aller bien peu au coeur de cette oeuvre pour ne pas voir, sous l'atmosphère accablante d'un drame sans échappée, une descente profonde dans le monde moderne, une protestation désespérée, un terrible réquisitoire.

Croyez, Maître à mon respectueux attachement.