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Lignes ouvertes
(fiction)
Michel Bélil

A la radio que j'écoute, un animateur de lignes ouvertes, fort en gueule, enguirlande une vieille dame qui a le malheur d'être dure d'oreille et de diverger d'opinion. Le journaliste intervient rageusement et coupe la ligne. Il paraît que les auditeurs aiment sa manière virile.

Un grésillement obstiné se prolonge pendant une minute. J'essaie de changer de poste mais le bouton reste coincé à l'indicatif d'appel.

La vieille dame revient sur les ondes et s’excuse de l'intermède. Elle a transféré le fauteur de troubles dans son sac à malice. L'émission reprend son cours normal.

- Vous pouvez me rejoindre au même numéro, poursuit-elle d'une voix calme.

Peu après, un premier auditeur frondeur appelle pour se plaindre du traitement infligé à l'animateur vedette. La vieille dame l'écoute jusqu'au bout, le remercie, puis l'emprisonne dans sa boule de cristal.

Au prochain sondage, les cotes d'écoute vont encore grimper.

 

© copyright, Michel Bélil & Carfax.
Parution: Carfax #33/34, septembre 1987.


 


Piqueteur de père en fils
(fiction)
Michel Bélil

Quelqu'un s'était étonné d'entendre parler d'un certain piqueteur qui, depuis des années, faisait les cent pas devant le siège social d'une grande banque. Ce quelqu'un, sans doute un nouveau journaliste fraîchement débarqué dans la capitale, s'était informé à droite et à gauche, recueillant à la fin suffisamment d'informations pour écrire un article somme toute assez original.

L'article en question avait causé une réaction en chaîne: un responsable régional du Livre des Records, alerté, avait résolu d'en tirer partie.

Le piqueteur marchait depuis déjà dix-sept ans, déguisé en homme-sandwich, hiver comme été, afin de mieux publiciser ses revendications. On avait appris qu'il avait été licencié de son poste pour quelque obscur motif. Sans importance puisque seul comptait le record de longévité.

Devant les caméras de la télévision, le responsable du Livre des Records avait tenu à louer la rare ténacité et le courage légendaire de ce piqueteur, qui avait poussé les limites de sa discipline jusque dans ses ultimes retranchements en dépit de la risée publique et des caprices du temps.

Insensible au remous causé, le personnage avait poursuivi ses allées et venues, bardé devant comme derrière de ses affiches à l'encre délavée.

- Hé, Monsieur? Excusez-moi d'interrompre votre marche de protestation; je suis ici pour vous remettre un certificat.

L'interpelé, casquette rabattue jusqu'aux oreilles, n'avait pas bronché pour autant. Pis encore, il avait esquissé un geste ennuyé pour se frayer un passage parmi la foule rassemblée pour commémorer l'événement.

- Puis-je avoir un instant votre attention?

En désespoir de cause, le responsable avait effleuré l'épaule du piqueteur. Ce dernier avait vacillé et s'était écroulé comme un grand arbre qu'on abat. Sa tête avait heurté le ciment du trottoir. Un filet de sang à sa tempe grisonnante.

- Chose certaine, il a bien mérité cet honneur!

Le fils du piqueteur, appelé d'urgence sur les lieux, avait revêtu les vieux habits du protestataire et avait poursuivi, sans un soupir, sans un regard, sa longue marche devant l'éternité.

 

© copyright, Michel Bélil & Carfax.
Parution: Carfax #33/34, septembre 1987.

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