LE FICHISME NE PASSERA PAS

Collectif (Des anciens de La Banquise) . Octobre 1999

"(..) l'IS ne doit pas être jugée sur les aspects superficiellement scandaleux de certaines manifestations par lesquelles elle apparaît, mais sur sa vérité centrale essentiellement scandaleuse." (Internationale Situationniste)

"Par malheur pour nous, nous avions raison." Bordiga

Face au procureur Pinard, Flaubert plaidait la moralité de
Madame Bovary. C'est un rôle où nous serions peu crédibles.*

"On ne saurait être lettriste innocemment", disait vers 1950 l'Internationale Lettriste défendant l'un des siens accusé de vol. S'il est odieux d'être traité de coupable, il est absurde de crier son innocence quand on a publié un article "Pour un monde sans innocent". Armand Robin, auteur de La Fausse Parole, demandait son inscription sur toutes les listes noires.

Qui s'excuse, s'accuse.

Pendant près de trente ans, nous avons accompli quelques actes, et mis en avant des idées. Nos actions disaient ce que nous étions.

On nous a soudain accusés de ne pas être ce que nous faisions. Selon les mieux intentionnés, nous aurions imprudemment favorisé le révisionnisme. Pour d'autres, délirants ou menteurs, nous serions des négationnistes honteux, et parlons clair, plus ou moins fascistes. Comment expliquer que nous ne sommes pas ce que l'on prétend que nous serions ? Une preuve "négative" est un non-sens. Nous ne pouvons rien pour les égarés qui, indifférents depuis toujours aux quelques milliers de pages écrites ou publiées par nos soins, les jugent aujourd'hui à la faible lumière de cinquante lignes stabilées à leur intention.

Nous n'avons rien à débattre non plus avec des chercheurs et des passants, intéressés seulement par "l'ultra-gauche" dans la mesure où celle-ci a à voir avec l'ultra-droite. Que dirait-on d'une histoire de la gauche communiste allemande axée sur ceux de ses membres - et non des moindres - passés au national-bolchévisme ? Pareils travaux valent le regard psychiatrique jeté sur Nerval, l'analyse de Marx à travers ses amours ancillaires, ou l'anarchisme étudié à partir des seuls provocateurs infiltrés dans les rangs libertaires.

Quant à ceux qui, familiers de nos écrits et de nos activités au point de nous avoir fréquentés, pour certains, pendant vingt ou trente ans, s'effarent tout à coup de quelques citations choisies, pareille attitude les disqualifie sur tous les plans et, notamment, sur le plan intellectuel. La calomnie a eu un succès à sa mesure : médiatique, donc, de scandale. Mais aussi vite qu'il accueille le dénonciateur, le spectacle remplace sa parole par une autre. Un jour, tout le monde sera célèbre un quart d'heure. Rideau. Le caractère dérisoire de la campagne anti-ultra-gauche, son maigre coefficient de réalité, la preuve du lieu qui est le sien, c'est qu'elle ait fini par nous faire jouer le rôle du méchant dans des polars, puis dans un film. La calomnie tourne à la fiction -- signe qu'elle passe en phase terminale. On ne réfute pas un scandale. La presse et l'édition ne font pas l'opinion, elles la reflètent, parlent de ce qui est déjà en relation avec le lecteur, déjà filtré. Quand le média aborde un sujet inconnu (en l'occurrence, La Banquise), le lecteur peut en être influencé mais, rien de cela n'ayant la moindre relation avec sa vie, quelle est la profondeur de cette influence ? La Banquise revêt alors la même importance qu'un déraillement de train en Chine, sur deux colonnes et quart de page : cent cinquante Chinois sont morts pendant trente secondes. En ouvrant son journal un soir de 1984 après l'assassinat de G. Lébovici, le lecteur, qui ignore tout de PIS, apprend qu'un Guy Debord serait lié au terrorisme international. Avant de l'oublier la minute suivante, il en conclut ce qu'il pensait déjà: l'extrême-gauche est décidément peu fréquentable. Une page exposant honnêtement les idées communistes dans le Monde serait dénuée de sens, sinon comme symptôme. Comment une page hostile à ces mêmes idées aurait-elle plus de portée dans ce même journal ?

Un militant du PCF, feuilletant Socialisme ou Barbarie dans les années cinquante, se serait indigné : "Pour écrire ça, il faut être payé par les Américains !" Et l'acheteur du Parisien Libéré aurait froncé le sourcil : "Je n'y comprends pas grand chose, mais au moins ça tape sur les Russes !"


Nos textes de 1970, 1979 ou 1983 ne pouvaient être compris que de nos lecteurs, et non de qui s'interroge maintenant sur notre "révisionnisme", pas plus que de celui qui se passionne pour ou contre
Le Livre Noir du Communisme, et pour qui l'histoire est criminologie, et la politique dénonciation.

On ne se déconsidère qu'aux yeux de ceux pour qui et avec qui l'on existe. L'opinion publique, elle, considère les individus ou groupes à prétention radicale comme des rêveurs, des imbéciles ou des trublions. Il est aussi difficile à l'abonné moyen du Monde ou du Figaro d'entendre que La Banquise n'a vécu aucun flirt fasciste, que d'admettre la vision historique de cette revue. Or, l'inexistence du flirt découle de la validité de la vision. Et il n'est pas d'autre "preuve".

Parce que révolutionnaires, nous n'avons pas plus à voir avec le fascisme qu'avec le stalinisme. L'obstacle (pour longtemps indépassable), c'est que cette phrase est presque dépourvue de sens pour qui n'accorde aucun contenu au mot "révolution". Il serait vain d'attendre de gens imperméables à nos idées en général qu'ils nous comprennent sur un point particulier (nous n'avons pas faurissonné), surtout quand la dénonciation en appelle contre nous à l'évidence : La Banquise s'en prenait à l'antifascisme ? Donc elle faisait le jeu du fascisme ! Limpide comme le verre du mausolée de Lénine. En d'autres domaines, peut-être, l'aveuglante logique d'un si beau syllogisme aurait déclenché chez les gens de gauche le réflexe critique minimal qui est censé les distinguer de la droite et de son extrême. Mais, cette fois, l'attaque valait réfutation démocratique de la théorie révolutionnaire, à travers ce qu'un air du temps, en France, actuellement, présente comme un conflit du siècle : l'affrontement négationnisme / antinégationnisme. (1)

Nous sommes coupables. Pas de ce dont on nous accuse, mais de ce pourquoi on nous accuse. Les procureurs en ont après notre point fort, pas après nos éventuelles faiblesses, simplifications ou provocations. Bon ou mauvais goût ne sont pas ici en cause. "Tout bien considéré, le sens de la provocation est encore ce qu'il y a de plus appréciable en cette matière. Une vérité gagnera toujours à prendre pour s'exprimer un tour outrageant." (Breton, Conférence, 17 novembre 1922) La propension d'une société à se choquer d'un acte ou d'un propos isolé où elle feint (un quart d'heure) de voir ses fondements moraux remis en cause, est à la mesure de sa tolérance envers un inhumain qu'elle ne cesse chaque jour, année après année, de repeindre en rose. "Si mon théâtre pue, c'est parce que l'autre sent bon." (Genet, L'Etrange Mot d', 1967) La critique sociale n'a pas encore inventé le moyen de s'écrire avec précaution.

Nous sommes coupables de penser : le nazisme, c'était un concentré de capitalisme, pour l"`éviter", il aurait fallu rien de moins qu'une révolution, et l'humanité ne s'épargnera de futures dictatures sanglantes qu'en dépassant la société capitaliste. Question de vocabulaire ? Bien sûr que non. Si, afin d'éviter l'emploi du mot capitalisme, nous disions : La société existante, le XXème siècle, le monde moderne... ont fait Auschwitz, l'inquisition se déchaînerait tout autant. Ce qu'elle n'accepte pas, c'est de renvoyer l'horreur nazie à sa source : un ordre/désordre mondial fondé sur le capitalisme. Elle voudrait que le nazisme s'explique avant tout par la haine de l'autre, l'antisémitisme, l'exclusion, bref, par les nazis. Corollaire : Le Pen doit être combattu, non pas en combattant la société qui le produit mais bien en défendant contre lui cette même société, donc en soutenant la gauche, voire le centre et la droite modérée.

Ceux qui vident "capitalisme" de sens sont les mêmes qui ont toujours traité "la révolution" comme un slogan. Ce qui nous sépare des dénonciateurs, c'est qu'ils trouvent la société, en définitive, pas si mauvaise que ça. Pour eux, on est "plus libre" aujourd'hui qu'en 1950, mieux valent "malgré tout" les CRS que la troupe tuant 9 ouvriers à Fourmies le ler mai 1891, et la jeunesse est quand même mieux au lycée professionnel qu'à la mine ou à la rue. "Les camps de concentration sont l'enfer d'un monde dont le paradis est le supermarché." (La Banquise, n°l, 1983) Pour nous, il n'y a évidemment ni enfer ni paradis. Une réalité horrible a créé sa représentation infernale. L'horrible consommation moderne produit ses images paradisiaques. Dans les deux cas, la phrase de La Banquise traitait de représentations et ne comparait ni, bien sûr, ne niait les réalités qui fondent l'une ou l'autre.

"Il n'y a pas de différence de nature entre le régime "normal" de l'exploitation de l'homme et celui des camps. Le camp est simplement l'image nette de l'enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples." (Robert Antelme, Pauvre Prolétaire-Déporté, 1948) Certes, la solution finale n'est pas explicitement contenue dans cette phrase puisqu'Antelme parle de camp de concentration et non d'extermination. Mais qui ferait à Antelme le procès d'intention d'avoir voulu minimiser l'atrocité des camps ? Notre seule faute est de considérer que le paroxysme de la concentration, c'est l'extermination.

Les camps de concentration sont l'enfer d'un monde dont le paradis est le supermarché. Pourquoi cette phrase est-elle irrecevable ? Pourquoi l'homme de gauche, oubliant tout ce qui précède, y entend-il une odieuse mise en équation de la chambre à gaz et d'une file d'attente à Carrefour ? Parce que, sans adorer le supermarché, il n'y voit rien de foncièrement horrible. De même qu'il voudrait un Etat démocratique et des écarts de salaires réduits, il rêve d'une grande surface à échelle humaine, autogérée, liée aux associations de quartier, accessible à vélo, collaborant avec Que Choisir ?, vendant moins de poupées Barbie et plus de CD ROMs éducatifs, proposant, sous emballage recyclé, un café payé son "juste" prix au producteur bolivien. Pour qui ne fait pas la critique du supermarché en tant que concentration marchande et lieu de privation sous toutes ses formes, la formule de La Banquise apparaît au mieux comme un paradoxe, au pire comme une infamie. Pour nous comme pour nos accusateurs, c'est la vision du supermarché (et donc de la société) qui détermine la vision des camps, non l'inverse. Il serait donc vain d'espérer désarmer les procureurs en nous défendant sur Auschwitz alors qu'il s'agit de les attaquer, eux, sur le supermarché. L'enjeu de l'affaire n'a jamais concerné l'analyse du nazisme ou du génocide. Mais une façon de se situer ici et maintenant face à cette société. Au fond, rien n'a changé depuis qu'un policier républicain lançait à l'un de nous en 68 : "Avec vos conneries, vous allez nous amener le fascisme !" Trente ans plus tard, nourri ou pas d'Auschwitz, c'est le même chantage. Le procès qui nous a été fait repose sur le scandale. Mais la réalité s'avère jour après jour scandaleuse, jusqu'à la caricature. C'est l'économie, non La Banquise, qui a envisagé d'implanter un supermarché à Oswiecim. Le scandale est ce par quoi la marche du monde choque soudain un monde incapable de supporter son image dans le miroir. La marchandise est la grande profanatrice, disait un texte dont 1998 a vu célébrer le 150ème anniversaire.

Notre civilisation est trop riche d'horreurs pour se voir accorder le droit, intellectuel ou moral, d'établir la hiérarchie de ses propres forfaits et de décider quels crimes la loi autorise, quels crimes elle réprime. Ce monde ne s'explique pas par ses extrêmes mais par son ordinaire. Le goulag ne livre pas la clé théorique de l'URSS ni les camps d'extermination celle de l'hitlérisme. Crises, guerres et massacres de masse expriment des paroxysmes mais n'élucident pas les logiques qui y conduisent. Pourtant, le meurtre planifié constitue ce dont la démocratie accuse avant tout le nazisme, et ce dont les révisionnistes le défendent. Qu'aurions-nous à dire de plus dans ce débat en l'an 2000 qu'en 1980 ou 1983 ? C'est le crime quotidien qu'est la société dans laquelle nous vivons qui nous révolte, et c'est à partir de ce crime qu'on peut la comprendre.

Les "nouveaux philosophes" remplaçaient Auschwitz par le goulag. Vingt ans plus tard, le progressisme part en guerre contre une microscopique critique révolutionnaire en qui il fait semblant de voir le fourrier d'un néo-nazisme. L'injonction démocratique n'a pas varié : Si vous ne reconnaissez pas le totalitarisme comme l'ennemi public numéro un, c'est que vous en êtes complices. S'entêter à parler de capitalisme quand tout invite à détourner le regard vers les "vraies" priorités que seraient dictature, domination, racisme, intolérance - voilà qui est irrecevable et désigne à la traque. Cette petite campagne aura eu au moins le mérite de rappeler que tout n'est pas "récupérable" et que la société du spectacle digère mal, parfois, les critiques tant soit peu radicales. Certes, tout individu ou groupe à prétention révolutionnaire souhaiterait, quand on le traîne en place publique, y être traîné pour ce qu'il est. Mais il sait que la fabrique de monstres n'a pas attendu le vingtième siècle finissant. Thiers ne massacrait oas les insurgés de 1871 pour leur programme de démocratie communale mais seulement comme assassins ou incendiaires. La IIIème République n'emprisonnait pas les anars en leur qualité d'individualistes ou de collectivistes, mais seulement comme poseurs de bombes. Après avoir tenté d'expliquer qu'il n'existe pas de monstres, nous serions incohérents si nous cherchions à prouver que nous n'en sommes pas parce que nous ne sommes pas négationnistes. Longtemps, les journaux "de référence" ont démasqué en Marx un agent de Bismark et en Lénine un jouet de l'Allemagne. Il revenait, bien sûr, au stalinisme d'élever la calomnie au rang d'habitude, de tic.

Quelques décennies plus tard, les Vichinsky d'Aubervilliers tiennent leur capacité de nuisance de cette façon qu'ils ont d'asseoir à leur table le bon sens et la morale, avec l'aplomb vertueux de ceux qui arborent les bons signes. Familiers des banlieues populaires, ils n'oublient jamais de se présenter en fils du peuple ou de résistants. Ils ont une famille, ils travaillent, et s'ils écrivent, ce ne sont certainement pas des romans pornographiques. Amis de toutes les bonnes causes, assez modernes pour éviter le militantisme ringard, pas sectaires, ils déjeunent avec Hue et défilent avec Krivine. Au PC, ils étaient dissidents, chez Mao, voyageurs critiques. Ils sont l'esprit de 68 devenu réaliste et qui n'a pas peur de mettre un bulletin dans l'urne : le bien-pensant respecte ce qu'il faut respecter. Leurs livres ne sont pas des livres mais de bonnes actions. Comment auraient-ils tort ? Ils ont raison d'avance : ce que le Bien dénonce, ne saurait être que le Mal.

Tout le monde ne porte pas d'aussi bons signes : qui critique la démocratie renonce à la respectabilité. Contre nous, la dénonciation n'a qu'à clamer son indignation. Chez nos accusateurs, la lecture de La Banquise ne suscite pas de désaccords mais des nausées. Des idées pareilles, ça rend malade ! Quel plus bel argument que la souffrance ? Douleur et hargne si fortes ne sauraient mentir. Le chantage affectif produit l'adversaire comme monstre. Il y a les braves gens. Il y a des salauds. Tout procès politique est un procès d'intention. Pour cette raison, il ne servirait à rien de retourner l'accusation contre ses auteurs. Certes, les démocraties ont laissé perpétrer le judéocide. Certes, les états-majors du fascisme français furent autrefois peuplés, non de "bordiguistes", mais de cadres issus de la gauche et du PCF. Certes, les pourfendeurs des antisémites cachés que nous serions appuient un PCF dont les camarades russes passés et présents manient couramment une épaisse rhétorique anti-juive auprès de laquelle les phrases lepénistes semblent de la dentelle. Certes, les ex-gauchistes qui nous accablent ont vanté pendant trente ans un tiers-mondisme qui n'avait rien à envier au nationalbolchévisme, et serré plus d'une main tortionnaire. Certes, l'envie démange de crier à tous ces militants, journalistes, universitaires qui soutiennent une gauche ralliée depuis plus d'un siècle à la patrie : le socialisme national est votre politique. Tout cela est vrai, mais s'y attarder ici reviendrait à riposter en renvoyant une fois de plus le compliment à l'adversaire - "Le fasciste, c'est vous !" - quand il s'agit justement de rompre avec toute stigmatisation. Contrairement à nos ennemis, nous n'avons pas d'ennemi, Nous ne sommes pas opposés au salariat parce que le patron a un compte caché en Suisse. Peu importe que ceux qui nous traitent en ennemis aient les mains sales ou blanches comme neige de Sibérie. Laissons-les valoriser une honorabilité qui leur est raison d'être et gagnepain.

Toute politique se juge à ses méthodes. Tandis que la critique sociale s'en prend à un mode de vie, à des institutions, le dénonciateur, mou contre les rapports sociaux, s'acharne contre des individus. Il appelle à faire le ménage. A épurer. A nettoyer. A chasser les porteurs du mal. I1 livre et demande qu'on lui livre des noms. La société serait bonne sans les profiteurs qui accaparent les richesses. Sans les nazis, sans les pédophiles. Et plus encore, sans ceux qui refusent de se tromper de cible, sans nous. A une vision historique où s'opposent des forces sociales, se substitue celle d'un affrontement entre bourreaux et victimes, dont on ne saisit pas l'origine, sinon dans l'idéologie, la haine, la volonté d'exclure, de dominer - volonté qui anime aussi bien le requin de la finance, le nazi, l'agresseur sexuel, le négationniste et, bien sûr, son complice ultra-gauche. L'important est de se situer du bon côté et, pour éclairer le peuple, de dévoiler le dessous des cartes.

La visée révolutionnaire, elle, s'est de tout temps efforcée de dire : voilà ce qui est et voici comment ce pourrait ne plus être. La vérité n'y est jamais un secret. Il s'agit de comprendre, pas de démasquer. Et ce qui relèverait du savoir des seuls experts est dénué de sens. Sans quoi les physiciens seuls auraient droit à la parole sur le nucléaire, ou les biologistes sur le transgénique. Et l'homme sans qualité serait condamné à évaluer les avis de spécialistes toujours en avance sur lui d'une découverte. Un des critères d'une critique révolutionnaire est de mettre hors-jeu l'inégalité - non parce qu'elle juge le premier venu capable d'en savoir en six mois autant qu'un prix Nobel, mais bien parce qu'elle pose d'autres questions. La critique sociale se fonde sur des données qui, sans être évidentes, sont fondamentales et compréhensibles par tous. Le "secret", c'est qu'il n'existe pas de secret.

Il n'est pire expert que celui du caché. La vision comploteuse part du principe que tout ce qui est dit recouvre un contraire. Elle suppose une vérité truquée et donc des manipulateurs. Incapable de saisir ce qui constitue le fond de notre société - acheter, payer, se vendre, aller où le fonctionnaire nous dit d'aller - elle déterre le document censé prouver la rapacité du patron, la corruption de l'homme d'Etat, la bavure du flic, le passé trouble du politicien, le yacht du milliardaire, la manigance, la mouvance, le réseau, la caisse noire... Maures du monde, Comité des Forges, deux cents familles, or de Moscou, Trilatérale, secte Moon contre Opus Dei, Big & Small Brothers, agents de la Stasi ou du Mossad - de cette pauvre vision, largement partagée, le récent délire inquisitorial n'aura été qu'une pointe caricaturale. L'intelligence s'arrête où commence la foi en des puissances occultes.

C'est depuis deux cents ans un lieu commun réactionnaire que de décrire une société corrompue mais saine en ses fondements, de vouloir retrouver le bon grain par l'éradication du pourri et, à cette fin, de révéler des influences d'autant plus néfastes qu'elles sont souterraines. La politique comme dénonciation suppose une élite avertie, capable de désigner au peuple ceux qui le pervertissent. Dans la démarche, rien ne distingue "Le Parlement aux mains des banques" de "L'ultra-gauche fait le jeu du néonazisme", sinon qu'aujourd'hui l'inflation informationnelle fait travailler Henri Coston pour le CNRS.


La différence entre nous et nos dénonciateurs : sur eux, nous n'avons ni fiche ni dossier.