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Feuilleton

Amsterdam
Avenue

Un récit noir
de Robert Savignac

Amsterdam Avenue
© Robert Savignac - Ottawa 1998
Tous droits réservés
ISBN : 2-920878-76-X
Dépôt légal : quatrième trimestre 1998

À toi

Au moment où j'écrivais ce récit tu étais là, en permanence, près de moi. Tu respirais sur mon corps. Tu me réchauffais. Tu partageais ma vie, mon existence.

Il y a eu des moments d'extrême tendresse, d'ultime amour et de si merveilleux moments de passion. Mais, il y a eu aussi l'attente insurmontable, insoutenable à vivre, les déchirements, les luttes et les coups.

On ne peut rayer treize ans d'amour d'un seul trait. On ne peut rayer sept ans de vie commune d'un simple coup de ciseau. Je ne peux biffer l'homme, la passion de ma vie en une simple formule magique.

D'ailleurs, je ne le veux pas.

Il doit donc absolument rester quelque chose de nous, de notre passion souvent déchirante et incompréhensible. Mais toujours enivrante.

Comme bien d'autres, j'ai souffert, j'ai crié, j'ai pleuré, j'ai haïs.

À présent, j'apprends à dormir sans ta présence continuelle. Loin de ton corps. Loin de ta tendresse. Loin de nos ébats, et je couche sur le plancher parce que je ne peux pas encore supporter l'idée de coucher dans un lit sans toi.

Et ce récit c'est une allégorie de nous, de notre passion, de notre délire et parfois de notre démence.

Je t'aime. Je t'aimerai toujours.

Il est maintenant temps de tourner une page. La quelle? Je ne sais pas. Il est temps de s'ouvrir ensemble à une autre dimension. La quelle? Je ne sais pas encore au moment où j'écris ces lignes.

Il est temps de tourner une page. Il est temps maintenant mon amour d'ouvrir les pages que je t'ai écrites.

Robert Savignac

12 octobre 1998

 

 



30 décembre 2003

En sortant de son appartement, cinq ans plus tôt, près de St. John The Divine : la cathédrale qu'on n'en finit plus de bâtir, Andrew, m'avait raconté qu'il ne maîtrisait encore peu le jeu dont il ne pourrait plus se passer ensuite.

Il n'était pas très différent alors de ce qu'il était aujourd'hui, la différence toutefois, c'est qu'il n'avait pas encore osé, à ce moment-là, exprimer sa vraie nature.

"Vois-tu, Robert, m'avait-il dit à ce moment-là, le destin nous réserve souvent de bien étranges surprises."

Et Andrew en avait effectivement vécu une, en cette matinée de printemps. Il n'avait vu que du feu à la lueur des néons jaunis par la surchauffe de l'hiver. Il n'avait vu que du feu entre les murs écaillés de la pizzeria délabrée, mais très courue, où il travaillait de nuit à défaut de réussir à Broadway.

Il avait tout de suite reconnu, par la vitrine, le célèbre architecte qui était descendu nonchalamment de sa longue limousine blanche. Il s'était précipité vers l'entrée du restaurant pour être le premier à accueillir le gars au crâne rasé, modérément musclé et divinement sexy.

— I am your waiter for tonight, avait-il dit sans autre préambule.

La puissance. La force. Le superbe sourire désinvolte de l'architecte l'avait conquis — il s'en souvenait encore, il s'en souviendrait toujours — l'homme au riche paletot de cachemire l'avait totalement fait chavirer.

***

"J'aurais mieux fait de me casser une jambe plutôt que de monter son maudit escalier", avait souvent répété Andrew par la suite. Mais, tout comme lui, je savais qu'il disait faux, archi-faux.

Contrairement à ce qu'il avait longtemps prétendu, Andrew n'avait jamais regretté cette première, et toutes les autres incursions qu'il avait faites dans l'univers obscur de TriBeCa. Il avait toujours adoré longer ces murs décomposés, marcher devant ces façades sordides et décrépites et parmi ces sacs à ordures éventrés par des rats souvent plus gros que des chats.

Il aimait les odeurs humides et moisies des hangars. Il avait adoré être suspendu aux poutres d'acier du magnifique loft où le riche architecte, Kevin Berkeley, avait l'habitude de l'amener au moins une fois par semaine. C'était plus fort que lui. Il était un pet. Et si Kevin, l'architecte ne l'avait pas éduqué en ce sens, Andrew était certain que quelqu'un d'autre s'en serait chargé.

***

Même s'il ne se comparait pas au pornstars que Kevin avait l'habitude de baiser, le corps frêle de Andrew était très attirant.

Kevin avait donc invité le serveur qui ne paraissait pas ses quarante ans bien sonnés, parce qu'il avait tout de suite perçu chez lui quelque chose de pratiquement unique. Il avait vite soupçonné sa volonté de soumission. C'était la chose qui l'avait excité, la chose qui l'avait réellement intéressé. Cette chair lui était apparue comme la meilleure qui soit pour ce qu'il voulait en faire. Il n'avait donc pas perdu de temps en stupides bavardages.

Kevin avait écourté les préludes en ordonnant à Andrew d'enlever son blouson d'aviateur, son jean en denin noir, déchiré et, tenu par des grosses épingles à couche. Il s'était fait sévère, autoritaire :

"Déshabille-toi, SLAVE !"

Frappé, ébranlé par la force du commandement, Andrew était d'abord resté figé. Il était demeuré un long moment confus. Mais le beau grand mâle était si célèbre, si puissant, qu'il avait trouvé excitant de lui obéir.

Il s'était dénudé morceau par morceau pour procurer à l'architecte le plaisir qu'il voulait. Cette soumission avait augmenté l'appétit déjà vorace de Kevin.

Puis comme s'il savait d'instinct ce qu'il devait faire, Andrew s'était étendu, face contre terre, sur les languettes métalliques rouillées du sommier qu'il avait immédiatement remarqué près du foyer, en entrant.

Il s'était laissé menotter, par les poignets et les chevilles, aux quatre coins du sommier. Il avait laissé Kevin le graisser pour qu'il puisse le pénétrer avec le poing.

— C'est ce que tu veux ?

Le souffle en saccades, excité, la peau tendue, collée aux lanières de fer, Andrew avait effectivement voulu ça. Il avait tellement souhaité ça, qu'il avait failli éjaculer tout de suite.

— Je vais te défoncer comme tu ne l'as jamais encore été !

***

Andrew avait donc attendu la suite.

Et quelle suite !

Il avait senti le froid devenir tiède. Le métal était devenu de plus en plus chaud, de plus en plus brûlant, la douleur était devenue de plus en plus insoutenable.

L'odeur, une odeur de chair brûlée, avait envahi la pièce. Andrew avait mordu de toutes ses forces le doigt de cuir que l'architecte lui avait mis au travers de la bouche.

Il avait tordu ce cuir à pleines dents. Il avait hurlé pendant qu'un tisonnier marqué à l'initiale de Kevin lui brûlait définitivement le haut d'une fesse.

— C'est ça que tu veux? C'est ça, esclave!

Kevin avait pressé plus sauvagement encore l'instrument de torture dans la chair de Andrew. Il s'était acharné sur lui. Il se l'était approprié. Puis, comme il l'avait voulu depuis le début, le fauve avait enfilé ses gants chirurgicaux pour pénétrer le serf aussi rudement, cruellement que brutalement.

Était-ce cela, enfin, brûler de passion ? Était-ce cela être marqué, possédé à jamais par quelqu'un ?

Le sphincter dilaté à outrance, Andrew avait espéré que oui. Il avait même souhaité que Kevin entre plus profond encore, qu'il entre plus loin, qu'il lui touche, qu'il lui arrache le cœur.

Il avait voulu que tout cela s'éternise.

***

Durant les cinq années qui suivirent, Kevin avait imaginé mille nouvelles souffrances et mille nouvelles jouissances. Il avait augmenté les coups. Il avait allongé les moments de torture.

Andrew avait fini par confondre ciel et enfer, obscurité et clarté. La démesure de Kevin était devenue son seul univers.

Son soleil ne se levait plus à l'est. Son printemps ne terminait plus l'hiver. Il n'y avait plus ni barrières ni balises. Il avait rencontré son maître.

Le garçon de table avait d'abord cru que cet excès ne serait que passager. Andrew avait d'abord pensé qu'à tant brûler, le feu s'éteindrait de lui-même. Mais il avait mal évalué l'ampleur de l'incendie. Au lieu de s'atténuer, les flammes s'étaient amplifiées.

Elles avaient tout balayé. Elles avaient tout changé. Andrew avait enfin touché à sa vraie nature.


Photo Raoul : Robert Savignac
Raoul Photo



Premier
Épisode



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Pour communiquer avec l'auteur : Robert Savignac


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