Shawcross ou l'itinéraire d'un monstre


Par Éric de Saint Angel, in TéléObs, no 1771, 15-21 octobre 1998, à propos du magazine TV États d’urgence, France 3, « Tueurs en série : la traque infernale ».


D'un psychopathe, coupable du meurtre de onze femmes et deux enfants.

[...] Vingt-trois ans d'incarcération l'ont vieilli avant l'âge et son obésité n'arrange pas les choses. Il se présente d'une voix lente, parfaitement contrôlée : « Je me nomme Arthur John Shawcross... Je mesure 1,85 mètre et je pèse 130 kilos... Je suis né le 6 juin 1945 à Callary, une petite ville du Maine. J'ai tué 11 prostituées et je suis condamné à 250 ans de prison pour cette série de meurtres. »
Nous nous trouvons dans le quartier de haute surveillance d'une prison de l'État de New York. Le détenu est seul dans sa cellule depuis qu'il a menacé de tuer son colocataire. Il suit un traitement psychiatrique et chimique mais il est parfaitement en état de répondre aux questions. [...]
D'un ton sans émotion, Shawcross évoque des souvenirs d'une autre espèce : « Nous nous sommes déshabillés... Le moteur tournait, le chauffage marchait, les sièges étaient rabattus... On a commencé... Vous voyez ce que je veux dire... Et soudain elle m'a mordu ! » Quelques minutes plus tard, ce 15 mars 1988, il étranglait la première des onze prostituées.
La psychanalyse enseigne que le rapport incestueux est perçu comme une attaque contre le corps entier, une menace de mort. En réponse à cette agression, l'enfant peut songer à punir sa mère, mais ce désir est refoulé car il se sent lui-même coupable. Si le fantasme de la mère castratrice se combine à un problème neurologique, cela peut devenir très dangereux pour les femmes sur lesquelles le pervers va détourner sa vengeance. « Je crois que j'avais 4 ans quand quelque chose est arrivé à la maison avec ma mère... Ensuite, lorsque j'ai eu 7 ou 9 ans, mon professeur principal est venu vérifier ce qui se passait chez nous... »
La vie d'Arthur Shawcross est donc l'histoire d'une pulsion qui ne peut être satisfaite. Cette histoire plonge ses racines dans les eaux de la Black River qui descend des monts Adirondack pour se jeter dans le lac Ontario. Un garçon taciturne y pêche à la ligne des journées entières. A plusieurs reprises il est accusé d'avoir allumé des feux dans les environs mais jamais il n'est pris en flagrant délit. Ses camarades d'école murmurent qu'il torture des animaux, on n'en sait pas beaucoup plus sur lui. A 21 ans, après un premier divorce et un second mariage, il est envoyé au Vietnam. Affecté au ravitaillement. Loin du front. Comment pourrait-il dans ce cas avoir assisté à des massacres de population au Laos ? A des scènes de cannibalisme ? On songe au colonel Kurtz, à ses têtes coupées, aux témoignages de soldats hallucinés recueillis par le journaliste Michael Herr. L'assassinat peut devenir une sorte de sport, comme la chasse ; la frénésie peut devenir folie. Qu'a vu Shawcross au Vietnam ? Qu'a-t-il vécu ? Personne ne le sait. Témoignages et dépositions se contredisent. Shawcross prétend qu'il y a mangé de la chair humaine. Dorothy Lewis, psychiatre citée par la défense à son procès, est persuadée qu'il s'est passé d'étranges choses au cours de ces deux ans. Au printemps 1969, Shawcross est démobilisé. Il regagne Watertown. Divorce à nouveau. Il attaque une station-service et y met le feu. Il est arrêté, incarcéré, puis libéré sur parole. Troisième mariage. Problèmes sexuels récurrents. En 1972, un garçon de 13 ans disparaît. Quatre mois plus tard, une fillette de 8 ans est retrouvée morte sous un pont. Un chien policier flaire le cadavre et se rend tout droit au domicile d'Arthur Shawcross. Ses aventures criminelles auraient pu s'arrêter là. Mais Shawcross va avoir de la chance. S'appuyant sur l'absence de preuves formelles et sur d'hypothétiques perturbations dues à son dernier divorce, la défense obtient que son client ne soit poursuivi que pour un seul meurtre, et que seule l'accusation d'homicide involontaire soit retenue. A l'issue d'une négociation typiquement américaine, la plea bargain, le tueur marchande directement sa peine avec le juge. En échange d'aveux, pas de procès, pas de jury populaire, pas de détention à perpétuité. Arthur Shawcross ressortira libre au bout de quinze ans...
Un portrait de Sigmund Freud, cigare à la main, orne le bureau de Richard Kraus, psychiatre et expert judiciaire. Il a eu accès à toutes les pièces du dossier et se souvient des rapports psychiatriques concernant le détenu : « Il aurait fallu le garder en prison. Mais on n'avait pas le pouvoir de le retenir. » Le docteur Kraus est mal à l'aise. Il sait à quel point le suivi psychiatrique a été défaillant.
L'ancien taulard a été placé à Rochester. Pour favoriser sa réinsertion, personne n'est mis au courant de ses antécédents. Il consulte les psychiatres de la clinique et leur parle de ses problèmes sexuels. Mais ces consultations sont superficielles et parallèlement Shawcross mène sa petite vie. Bien réglée. Partagée entre son travail de magasinier dans une supérette, sa femme Rose épousée en quatrièmes noces à sa sortie de prison, sa maîtresse Clara qu'il couvre de cadeaux, et les prostituées. Ses voisins le trouvent serviable. Seules les prostituées ont peur de lui. A la manière d'un homme rangé évoquant ses frasques de jeunesse, le détenu revit cette période : « Lorsque les meurtres avaient lieu, je m'arrêtais au Dunkin'Donuts... Là, il y avait souvent des flics, des patrouilleurs... » Les policiers le prenaient pour un grand-père tranquille, buvant en silence son café. Une heure plus tôt, il était en train d'étrangler.
Rochester est une ville industrielle située dans le nord de l'État de New York. Elle est traversée par la rivière Genesee. Un grand nombre d'habitants travaillent pour la firme Kodak, et la figure austère de son fondateur, George Eastman, reste omniprésente. Il y a le théâtre Eastman, le parc Eastman, l'institut de musique Eastman, l'école de médecine Eastman... Le chômage est faible, l'ambiance puritaine. A 5 heures du soir il n'y a plus à rien à faire. Au cours des vingt dernières années, la brigade criminelle a identifié quatre tueurs en série. Ils avaient assassiné au moins 43 personnes. Au cimetière de Rochester est enterré le docteur Francis Tumuelty. Il séjourna à Londres en 1880. D'après une récente étude de la police anglaise, ce pourrait bien être Jack l'Éventreur, le premier et le plus célèbre des meurtriers de prostituées.
Les tueurs en série ont chacun leur méthode. D'autant plus invariable qu'elle a donné la preuve de son efficacité. Mais ils ont aussi leurs manies. On appelle cela une « signature ». Shawcross tuait presque toujours de la même façon. En pressant l'avant-bras sur le cou de ses victimes pour entraîner l'asphyxie. Avant de les ensevelir sous un tapis de feuilles et de branchages, sur les berges de la rivière Genesee. Shawcross a passé sa jeunesse à Watertown (la ville de l'eau), où sa famille vit depuis un siècle. L'eau est importante pour lui. Elle l'est aussi pour les psychanalystes, qui voient dans l'eau un symbole maternel, par association avec le liquide amniotique dans lequel flotte le foetus. Au voisinage de l'eau, Shawcross se sent proche de son élément. Mais il a trop à faire pour s'abandonner à la contemplation du courant. Aux Enfers, les Danaïdes étaient condamnées à remplir éternellement un tonneau percé. Lui est condamné à tuer une femme qui n'est jamais la « bonne ».
Plus tard il revenait auprès des cadavres et les ouvrait en deux pour mieux se les approprier. Shawcross a prétendu avoir mangé le vagin d'une de ses victimes. On ignore s'il en rajoutait.
La police a fait appel à Greg Mac Crary, « profileur » au FBI pour établir le profil de l'assassin. Ses outils ? Vingt-cinq ans d'expérience, un ordinateur relié à une banque de données centrale, des photos, des rapports de police. Shawcross est à ses yeux un psychopathe typique car il n'éprouve aucune empathie, aucun sentiment de culpabilité, aucun remords. « Il tue les gens comme s'il allumait une cigarette, dit Mac Crary, au fond il s'en fout. » Le prisonnier chausse ses lunettes pour regarder les documents que le journaliste lui tend. Il reste un moment silencieux, le visage sévère, comme s'il examinait une facture douteuse : « Que ressentez-vous lorsque vous regardez les photos de vos victimes ? », demande le journaliste. Une lueur (est-il amusé par la naïveté de la question ?) passe dans l'oeil de Shawcross : « Rien, fini, terminé. »
Shawcross a épousé son ancienne maîtresse en 1997 : « Avec Clara, quand elle vient me voir en prison et qu'on a des relations... et que je n'y arrive pas... je retourne au bloc et j'écoute Michael Jackson, "Beat It" [il éclate de rire]... Maintenant, je n'ai plus de problème. » Clara Neal, la cinquième Mme Shawcross, habite une caravane. La photo de son mariage est en bonne place : « J'aime cet homme, dit-elle, je me suis mariée avec cet homme et je vais mourir avec cet homme. » Elle a l'air d'une grand-mère obstinée. Ou d'une mère éperdue.


Des hommes inhumains

De Gilles de Rais à Guy Georges, la liste est longue de ces tueurs hors normes.

Pour les psychiatres et les criminologues, les tueurs en série sont des psychopathes sexuels sadiques, motivés par la recherche du plaisir absolu. Ils tuent selon un cycle apparenté au cycle menstruel, et entre deux paroxysmes vivent sous une apparence de normalité qui inspire confiance, étant souvent capables d'adopter un jeu social. De Gilles de Rais, qui aurait massacré des centaines d'enfants pour assouvir ses pulsions, à Guy Georges, arrêté en mars dernier et accusé de cinq meurtres de jeunes Paris, en passant par Landru, Petiot, Peter Kurten « le Vampire de Düsseldorf » ou Albert Fish, qui reconnut avoir fait au moins cent victimes, la liste est longue de ces hommes inhumains. Les tueurs multirécidivistes sont de tous les pays et de toutes les époques mais, depuis vingt ans, les trois quarts d'entre eux ont été identifiés sur le territoire américain, et l'on estime qu'une centaine seraient actuellement en activité aux États-Unis. Même si attribuer ce genre de phénomènes à une organisation sociale déficiente est une tarte à la crème souvent utilisée, on ne peut s'empêcher de se poser des questions. Neuf mois après l'arrestation d'Arthur Shawcross, un autre psychopathe prenait la relève et tuait huit prostituées à Rochester. Il a eu la chance de mourir avant que la police ne l'arrête. D'un arrêt du coeur.